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L’ÎLE AU MASSACRE

— La malheureuse ! Avoir si vite payé son forfait… et sans repentir sans doute…

Elle abandonna Cerf-Agile à la garde de ses deux gardiens et se précipita toute en larmes dans la chambre de Lavérendrye.

— Maître, maître, oh ! maître, dit-elle.

L’explorateur travaillait assis à sa table. Il se retourna vers la jeune fille et vit qu’elle pleurait abondamment.

— C’est terrible, terrible, sanglota-t-elle en se jetant à ses genoux.

— Mais qu’y a-t-il ? fit Lavérendrye en essayant de la relever.

Pâle-Aurore tendit ses mains jointes vers lui comme si elle demandait à Dieu le courage de dire cette horrible nouvelle.

— Monsieur Jean-Baptiste votre fils… mon fiancé a été… tué.

Il la regarda frappé de stupeur.

— Ah ! Ce n’est pas possible, voyons… Je ne puis croire… Une hallucination t’égare… Tranquillise-toi…

— Ce que je vous dis n’est que trop vrai… Ils nous l’ont tué… Il a été assassiné par… Cerf-Agile. Il vient de me l’avouer. Amiotte et La Londette l’ont arrêté dans la forêt… C’est Rose-des-Bois qui par jalousie a fait commettre ce crime.

— Les misérables… les ingrats, fit Lavérendrye d’un ton accablé… Puis il essaya de douter au milieu de cette horrible certitude. Ce n’est pas possible… Je rêve… Je vais sortir de cet affreux cauchemar.

Mais déjà Pâle-Aurore le ramenait à la réalité. De cet être torturé dans ses affections les plus chères, elle implorait du maître comme le P. Aulneau l’avait fait du Seigneur la miséricorde et le pardon.

— Maître, pardonnez-leur, pardonnez à ma sœur. La passion l’aveuglait.

Lavérendrye hésita longuement. Il se sentait l’âme comme abandonnée. Il n’avait ni consolation, ni lumière, mais au contraire des épreuves, des tentations, des angoisses l’assaillaient de toutes parts. Il était prêt à succomber et il ne sentait pas qu’un bras puissant le soutenait. Comme le Christ au Calvaire, il aurait voulu dire : Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? Et cependant un grand travail se faisait en lui. Son âme demeurait en paix dans la souffrance et attendait comme l’annonce le cantique que les ombres déclinassent et qu’apparût l’aurore d’un jour nouveau. Lavérendrye avait la foi et cet état de chose en était le plus grand exercice. C’était pour son âme une image de la mort. Froide, sans mouvement, insensible en apparence elle était comme enfermée dans un tombeau et ne tenait semblait-il que par une volonté languissante dont elle n’était pas assurée. Qu’elle était terrible l’angoisse de cet homme supportée avec une humble patience ! Mais parce qu’il avait une foi sincère, inébranlable, il accepta de boire ce calice jusqu’à la lie ; il accepta avec une douloureuse soumission la mort de son enfant jusqu’au pardon.

— Que le Dieu de toute miséricorde lui pardonne…

— Que Dieu lui pardonne comme je le fais moi-même.

— Et Cerf-Agile ?

— Nous le jugerons.

Il appela un de ces employés et quand celui-ci se présenta, il lui dit, la voix subitement raffermie.

— Va dire à Amiotte et à La Londette d’amener Cerf-Agile, ici.

Lavérendrye laissa dans sa chambre Pâle-Aurore toute à sa douleur pour aller dans le salon où il se laissa tomber sur un siège, complètement abattu. Il était là depuis quelques instants quand ses fils entrèrent tout joyeux.

— Père, s’écria François, Legros vient d’arriver avec le convoi de ravitaillement.

— Combien y avait-il de canots ?

— Huit.

— Huit ?… C’est bien cela. Leur joie les a empêchés de voir que Jean-Baptiste manquait.

Tout à coup, François remarqua la tristesse de son père.

— Qu’y a-t-il ?

— Mes enfants… mes enfants… mes pauvres enfants… j’avais raison d’être inquiet tous ces jours-ci… Dieu !… qu’ai-je donc fait pour être si cruellement éprouvé ?

Et ce père accablé de douleur regarda ses enfants. Comment allait-il leur annoncer cette mort tragique de leur frère ? Il les savait courageux. N’avaient-ils pas donné leur mesure de force et de vaillance dans les heures les plus atroces ? Et cependant, il souffrait tant lui-même qu’il aurait voulu leur épargner cette douleur.