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L’ÎLE AU MASSACRE

qu’il faisait, les ennemis de sa nation avec lesquels il s’était allié. Son désir de vengeance avait été plus fort que son amour. Et maintenant qu’il se retrouvait devant celle qu’il voyait horriblement souffrir, il éprouvait une jouissance atroce de la faire souffrir davantage et d’assouvir sa haine. Pâle-Aurore était restée interdite devant cette abominable nouvelle, ne pouvant plus parler. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompée. Et cependant l’amour a toujours un espoir qui soutient les êtres affligés. Ne savait-elle pas que Cerf-Agile était jaloux ? N’était-ce pas une cruelle comédie qu’il jouait devant elle ? Elle demanda, affolée.

— Qu’en sais-tu ?

Et devant la souffrance qu’il lut sur son visage. Cerf-Agile éprouva une suprême jouissance en disant :

— Je l’ai tué.

— Toi ? Oh ! Malheureux !…

Amiotte et La Londette avaient sursauté en entendant cet aveu fait avec cynisme. Naturellement, leurs armes s’étaient dirigées vers la poitrine du meurtrier. Ils allaient le tuer quand Pâle-Aurore les arrêta d’un geste.

— Ce n’est pas à nous de faire justice.

Puis, s’adressant à Cerf-Agile, la voix entrecoupée de sanglots :

— Me diras-tu, misérable, ce qui t’a poussé à commettre un pareil crime ?

— Je t’aimais.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! De quoi était donc fait ton amour puisqu’il n’a pas réussi à t’arrêter devant le crime ? Tu m’aimais ? Et tu ne t’es pas arrêter en pensant que mon père et ma mère avaient été tués par cette nation ennemie de la nôtre ? Tu n’as pas eu honte de t’unir à elle pour faire massacrer celui que j’aimais !…

— Je t’aimais, répondit-il farouchement, et puisque tu m’avais repoussé, j’ai nourri ma haine aux cris de vengeance de Rose-des-Bois. Par elle, j’ai eu le courage de faire acte de justice.

— Justice ! Tu veux dire assassinat ! Elle t’a poussé au crime parce qu’elle était jalouse. Où est-elle maintenant ?

Devant cette question, Cerf-Agile avait imperceptiblement tressailli. Celle qui l’avait conduit au crime en dominant ses mauvais penchants, en aiguisant son désir de vengeance conservait encore sa puissance dans la mort. Sa volonté aurait pu l’empêcher de laisser tomber son bras meurtrier, il était alors le maître de son acte. Il aurait pu, dans un suprême effort d’énergie, se souvenir des bienfaits dont il avait été entouré, de l’amitié que la Jemmeraye lui avait vouée. Mais il n’était déjà plus le maître de ses désirs. Rose-des-Bois l’avait subjugué par la puissance de sa passion vengeresse. Et loin de regretter son acte criminel qu’il considérait comme un acte de justice et d’affranchissement, il déplorait au contraire la mort de celle qui lui avait donné l’occasion de se venger. Par un étrange revirement, alors qu’il avait été indifférent en annonçant la mort de Jean-Baptiste, il y eut dans sa gorge comme un sanglot étouffé en répondant à Pâle-Aurore :

— Elle est morte.

Bien qu’elle eût constaté, ces derniers temps, un changement dans l’attitude de Rose-des-Bois ; bien qu’elle eût même surpris la haine enflammer les yeux de sa sœur, Pâle-Aurore lui avait toujours conservé une profonde affection. Quand elle avait appris son départ, elle s’était reprochée de n’avoir pas été assez affectueuse pour elle. Elle était si heureuse dans son amour pour Jean-Baptiste qu’elle avait oublié les souffrances que d’autres pouvaient ressentir. Elle avait pensé que Rose-des-Bois était peut-être jalouse de n’avoir plus son affection tout entière, qu’elle était jalouse de Jean-Baptiste qui lui prenait l’amour de sa sœur. Et elle s’était promise d’être plus attentive et plus prévenante que par le passé et d’adoucir cette souffrance. Dans sa naïveté, dans sa pudeur, elle n’avait pas soupçonné la vérité. Et voilà que tout à coup, elle l’apprenait horrible et sanglante. Rose-des-Bois, celle qui devait la protéger, sa sœur, avait été l’instigatrice du crime qui lui ravissait son fiancé. Elle sentit une douleur atroce lui déchirer le cœur. Sa tête chavira dans un vertige effrayant. Elle crut qu’elle allait tomber. Mais, dans cet être frêle une énergie incroyable la soutint et elle fixa Cerf-Agile qui demeurait impassible. Celui-ci avait tué Jean-Baptiste, et sa sœur coupable était la victime du châtiment. Elle était morte.

— Elle aussi ? fit Pâle-Aurore encore étourdie de douleur.

— Elle était devenue folle et voulait nous tuer.