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L’ÎLE AU MASSACRE

de leur surprise et ils se défendaient vaillamment, courageusement contre cette soudaine attaque. Des cris de mourants se firent entendre. Des clameurs se mêlaient au sifflement des flèches. Un immense feu s’éleva bientôt sur le bord du lac. Les canots flambaient. Jean-Baptiste put voir alors les Sioux aux prises avec les employés. Une lueur sinistre éclairait le lieu du carnage.

— Prenez garde !… Protégez-vous, père.

Le P. Aulneau priait.

Quelques-uns étaient morts. Leurs corps gisaient à côté d’une flèche ; les autres, le ventre ouvert d’un coup de poignard. Jean-Baptiste vit avec horreur un Sioux fracasser le crâne de Lapierre ; il redoubla d’acharnement dans sa défense, frappant ici, frappant là, abattant chaque fois son homme.

— Les lâches !… Les misérables !…

Un sauvage s’élança sur lui ; il lui déchargea son pistolet en pleine poitrine ; l’autre tomba en rugissant.

Des dix-neuf employés trois ou quatre restaient seuls debout. Ils se replièrent sous la ruée des Indiens et encadrèrent Jean-Baptiste et le P. Aulneau.

— Attention, Marion, à ta droite. Frappe !

Hélas, celui-ci s’écroulait la face contre terre, mort.

— Père, bénissez-nous, dit Larocque.

Mais lui aussi s’affaissa le visage ensanglanté.

En tout, ils étaient quatre encore. L’expédition allait être exterminée.

— Ma peau ne vaut pas chère, cria Beauchemin, mais vous y mettrez le prix quand même.

En disant ces paroles, il fracassa le crâne à deux Indiens.

— Ah ! les cochons, hurla Poitras, ils m’ont cloué le pied avec une flèche. Bandit ! Tu ne l’emporteras pas en paradis…

Tout à coup, Jean-Baptiste regarda stupéfait un Sioux qui se dressait devant lui. Il connaissait cette tête pour l’avoir déjà vue. Cependant ses pommettes ne saillaient pas. Malgré les couches de peinture, on distinguait un visage européen.

— Beaulieu ! cria-t-il ahuri. Que fais-tu ici ?

— À nous deux, Monseigneur, ricana Beaulieu. Je suis maître ici.

— Sois maudit !… Misérable traître.

— Pardonnez-lui, Jean-Baptiste. Pardonnez-leur à tous…

Une flèche s’enfonça dans la tête du P. Aulneau et au moment où il s’affaissait un sauvage lui plongea son poignard dans la poitrine. Dans un suprême effort où il mit toute sa volonté, le missionnaire leva sa main dans un geste de miséricorde et de pardon, implorant dans sa mort même la pitié du ciel pour ces malheureux.

Beaulieu avait fui la malédiction de Jean-Baptiste.

Celui-ci vit tomber ses deux derniers défenseurs. Les Indiens s’acharnaient sur lui. Sa force semblait décuplée. Avec rage, il offrait une résistance désespérée.

Tout à coup, il sentit une atroce douleur dans les reins. Il tomba le visage contre le sol imbibé de sang.

Une main lui releva brusquement la tête. Et de ses yeux où se lisaient une horrible souffrance, il vit Cerf-Agile qui le regardait en ricanant.

— Toi aussi ? fit Jean-Baptiste dans un douloureux étonnement.

— Oui ! Me voilà. Pour te punir… Voleur…

Cerf-Agile avait rapproché sa figure de celle du fils de Lavérendrye.

— Ah !… Le misérable !…

Alors Cerf-Agile, grisé par le sang, affolé par la haine et la jalousie, trancha la tête de Jean-Baptiste qu’il lança de côté. Puis s’acharnant sur le corps avec rage il lui taillada le dos avec son poignard. Quand il eut fini sa sinistre besogne, dans une sorte de raffinement de moquerie et de cruauté, il orna le cadavre de jarretières et de bracelets de porc-épic.

Tous étaient morts.

La journée qui avait commencé dans un océan d’allégresse se terminait dans une mare de sang.

Les Sioux coupaient et scalpaient les têtes et les jetaient sur des peaux de castors.

Mus par un sentiment superstitieux, ils respectèrent celle du père Aulneau qui semblait en prières.

— Non loin du corps de Jean-Baptiste, une Indienne tenait sa tête entre les mains.

C’était Rose-des-Bois.

Le chef du fiancé de Pâle-Aurore avait les yeux ouverts remplis d’une profonde tristesse. Il avait emporté dans la mort l’horrible spectacle de la trahison de Cerf-