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L’ÎLE AU MASSACRE

cinq ans, s’avançait d’un pas résolu dans la cour du fort Saint-Charles. D’une main, il retenait un filet jeté sur ses épaules et de l’autre, il traînait un panier d’osier à deux anses.

Il se dirigea vers un groupe disparate, compose d’Indiens et de Blancs, assis autour d’un feu de sarments. À son approche, une squaw se leva, attisa les cendres et jeta sur le foyer quelques brindilles de bois mort. Une fumée légère et bleue s’éleva lentement et alla caresser les côtés d’une marmite suspendue à un haut trépied de bois.

Les Indiens continuèrent de fumer.

Un Blanc, un de ces hommes d’aventure et d’héroïsme, quitta un instant sa pause nonchalante et dégoûtée :

— Tu nous ennuies, La Londette, avec ton poisson. Nous ne mangeons que ça depuis une éternité !

— Sois raisonnable, Amiotte. Tu sais bien que notre maître attend des vivres de Montréal.

— Oui, je connais ce refrain, répondit Amiotte d’un ton rébarbatif.

— Ne croirait-on pas que tu es seul à faire la diète ? Est-ce que monseigneur de Lavérendrye n’a pas toujours essayé de bien nourrir ses employés ? Est-ce sa faute, à lui, si les canots que nous attendons n’arrivent pas ? Avec le dégel et la fonte des neiges, ils auront sans doute été retardés !

— Ou perdus dans l’un des grands Lacs.

— Miséricorde ! Comme tu es pessimiste !

— Non, je ne le suis pas. C’est mon estomac qui crie famine. Que veux-tu que j’y fasse ? Je n’ai rien à lui donner à ce frère-là, ajouta-t-il en se frappant sur l’abdomen.

— Eh bien ! répondit en riant La Londette, voilà une bonne occasion de faire pénitence.

— Pénitence ? Et Amiotte de repartir moitié figue, moitié raisin. N’en parle pas ! Tu me la fais assez faire avec ton maudit poisson. Poisson, poisson… toujours poisson. Je ne l’aime guère, tu le sais bien. Ah ! parle-moi de gibier et je suis ton homme !… Mais du poisson !… Nous sommes toujours en carême avec toi…

Le pauvre La Londette faisait peine à voir devant ce petit bout d’homme sur la tête duquel il aurait pu manger de la soupe. Autant il était grand et gros, autant Amiotte était petit et maigre. Le plus grand ne pouvait pas aborder le plus petit sans être en butte à des critiques et à des discussions où il n’avait jamais le dernier mot. Néanmoins ils étaient d’inséparables compagnons qui se seraient sacrifiés l’un pour l’autre. Cette fois pourtant, La Londette crut un moment qu’il pourrait clouer le bec de ce petit paquet de nerfs.

— Tu oublies, mon tout petit…

Amiotte serra les poings. Ses yeux lancèrent des éclairs. Il interrompit, furieux :

— D’abord, je te défends de m’appeler ton « tout petit », grande bique. Où as-tu vu que j’étais tout petit ? Je ne suis pas grand, c’est vrai, c’est pas une raison pour m’appeler petit.

— Je vais t’appeler mon gros. Ça va comme ça ?

— Non ! Je ne suis pas gros puisque je suis sec comme un clou…

— Comment faut-il que je t’appelle alors ? demanda La Londette tout embarrassé.

— Appelle-moi par mon nom. Je m’appelle Amiotte, tu le sais bien ! A-mi-otte !

— Eh bien ! A-mi-otte, t’as tort de te fâcher parce qu’il faut aller à la pêche. Le poisson, tout petit qu’il soit, n’abonde pas. Et puis on n’a rien attrapé depuis trois jours. Tu comprends, on vit avec la réserve. Et puis, tu n’es pas seul à nourrir. Et puis, si cela continue, on mangera bientôt les pissenlits par les racines.

— Comme tu y vas ! Tu ne te frottes pas le ventre avec des arêtes de poisson toi ! Ah ! tu veux déjà nous enterrer ?…

Puis se tournant vers un groupe qui se tenait dans un coin de la cour, il cria :

— Venez voir ici, vous autres… La Londette dit que le Père Aulneau va bientôt chanter la Messe des Morts à notre intention.

— J’ai pas dit ça, lança La Londette au groupe qui s’avançait.

Une demi-douzaine d’hommes, presque tous de taille au dessus de la moyenne, arrivaient pesamment, à pas comptés. On avait l’impression qu’il fallait une puissance formidable pour mettre ces gaillards-