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L’ÎLE AU MASSACRE

contrer des bandes d’Indiens maraudeurs que l’appât du butin pousserait à des actes offensifs, usez avant tout, je vous en prie, de moyens persuasifs pour les éloigner ; ne vous servez de vos armes qu’à la dernière extrémité. Jusqu’à ce jour, grâce à Dieu, jamais je n’ai eu besoin de recourir à la violence. Notre succès dépend avant tout de notre prudence ; je ne saurais trop vous recommander de toujours y penser.

— Mon père, vous me connaissez assez pour savoir que vos désirs sont pour moi des ordres. Vous pouvez donc être sûr que nous ne nous servirons de nos armes qu’en cas de nécessité absolue.

— Et j’espère que dans ce cas, dit le P. Aulneau, les prières que je ne cesserai d’adresser au ciel auront pour effet d’éviter le sang.

— Que Dieu vous entende, répondit l’explorateur.

— Je souhaite que nos craintes n’aient aucun fondement, ajouta François, et que tout se passe sans la moindre alerte.

— Au revoir, père, dit Jean-Baptiste.

— À bientôt, mon fils, et que Dieu te conduise, qu’il veille sur toi et sur tous ceux qui t’accompagnent.

Il le serra dans ses bras, et une douleur lui déchira le cœur.

— Au revoir, Pâle-Aurore.

— Au revoir, mon bien-aimé.

Tandis qu’il l’embrassait, Jean-Baptiste sentait des larmes qui coulaient sur ses joues.

— Ne pleure pas, ma chère Pâle-Aurore, nous serons bientôt réunis… En route, mes amis.

Les canots s’enfuyaient vers le large. Des signes d’adieu s’échangeaient. François dit à son père.

— Aurait-il commandé pour eux, il eut été impossible de choisir un plus beau jour pour leur départ… Nous pourrons retenir cette date du 8 de juin.

— Faisons des vœux, mes enfants, pour qu’ils nous reviennent bien vite. Il me tarde de mettre à profit ce beau temps, pour partir nous-mêmes. Vous m’accompagnerez tous deux, François et Louis-Joseph.

— Et moi, mon père ? demanda Pierre.

— Pour toi, j’ai d’autres projets. Tu as besoin de te reposer de tes fatigues de l’hiver, et des souffrances morales que tu as endurées pour qu’un séjour ici te soit nécessaire. Tu aideras Jean-Baptiste que je compte laisser aussi. Ce serait cruel de ma part de le séparer si vite de Pâle-Aurore qui sera sa femme à son retour. À vous deux, vous mènerez tout à fait à bien l’alliance qu’il a si bien commencée avec les Cris. Puisqu’il a été fait un de leurs chefs qui, mieux que lui, pourrait achever cette indispensable partie de notre œuvre ?

— Vous avez raison, dit François.

Pâle-Aurore regardait, la mort dans l’âme, les canots disparaître derrière les îles. Soudain sous le soleil ardent elle eut froid et s’enfuit dans sa tente où elle pleura…

— Quel charme ! disait le P. Aulneau à Jean-Baptiste en admirant le paysage qui se déroulait sous ses yeux, quel charme revêtent ces voyages sur les belles rivières et les beaux lacs de ce merveilleux pays… Est-ce qu’une belle journée comme celle-ci n’invite pas à célébrer la grandeur du Créateur et à jouir de la vie dans la plénitude de tout ce qu’elle offre et de doux et de pur ? Qu’il fait bon se laisser glisser au fil de l’eau, et quel plaisir c’est aux yeux de voir la rame retirer de l’onde ces perles argentées !

— Nous sommes, en effet, bien favorisés dans notre voyage, répondit Jean-Baptiste avec un sourire mélancolique.

Les canots poussés par des mains vigoureuses avançaient rapidement. Le soleil plongeant dans l’eau renvoyait sur les visages des reflets agités. Quelques hommes chantaient et leurs notes gaies bondissaient d’un bord à l’autre du lac pour aller réveiller les échos des bois. Des plaisanteries s’échangeaient d’un canot à l’autre et venaient frapper les oreilles, avec retardement, dans une cascade désordonnée. Les oiseaux mêlaient leur voix au concert et les sapins répandaient leur enivrante senteur. La journée avait été chaude. Le soleil déclinant à l’horizon fuyait, chassé par une brise rafraîchissante.

— Nous avons fait sept lieues aujourd’hui, dit Jean-Baptiste. La nuit va venir. Il serait bon de nous arrêter et de préparer notre campement.

— Comme vous voudrez, dit le missionnaire.

— Plus vite, fit le fils de Lavérendrye aux rameurs, et pointez sur l’île qui se trouve en avant de vous, à droite.