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L’ÎLE AU MASSACRE

— Alors il doit y avoir un voleur dans le fort.

— Un vol ? Il y a bien longtemps que nous n’avons eu à nous en plaindre.

— J’ai trouvé une des fenêtres du magasin enfoncée. Je ne m’en suis pas aperçu en entrant, du fait qu’elle se trouve du côté de la poudrière et qu’un ballot de fourrures m’empêchait de sentir le courant d’air. Tout, cependant, était en ordre et je n’ai plus rien trouver d’insolite qu’au moment de compter nos barillets d’eau-de-vie. Il en manquait un.

— Vous voyez, dit Jean-Baptiste que j’avais raison de craindre quelque chose. Décidé à faire un mauvais coup, Cerf-Agile aura voulu se donner du courage en s’enivrant.

— Tout cela devient sérieux, déclara Lavérendrye.

Après avoir réfléchi un instant, il dit à Louis-Joseph :

— Va me chercher Pâle-Aurore et Rose-des-Bois, mon enfant.

Et quand ce dernier fut sorti il s’adressa, à Jean-Baptiste :

— J’ai eu tort de prendre un peu trop à la légère ton avertissement, tout à l’heure. J’aurais dû comprendre que ton caractère sérieux ne se serait pas arrêté à des futilités d’amoureux. Mais devant la découverte de Pierre, devant son insistance, je me fais un devoir d’approfondir ce que tu viens de nous signaler.

— Vous me faites plaisir de parler ainsi, mon père. Vous avez raison de croire que si j’avais pensé qu’il n’y avait qu’une gaminerie dans l’attitude de Cerf-Agile je ne vous en aurais rien dit.

— Je devais en effet m’en douter.

Lavérendrye songeait à tout ce qui s’était produit depuis le commencement de l’hiver : les souffrances que ses fils et lui avaient endurées, la mort de son neveu, les inquiétudes contre lesquelles chaque jour il devait lutter. L’épreuve était pénible. Et voici qu’aujourd’hui d’autres survenaient encore. Au moment où il croyait que tout pourrait marcher et qu’il pourrait de nouveau aller de l’avant, une défection se faisait parmi ceux qu’il aimait, il sentit un vaste découragement l’envahir. Mais soudain il se rappela qu’il avait devant lui ses fils, ses autres lui-même. Ils parlaient entre eux gravement et rien chez eux ne révélait une faiblesse. Allons, jusqu’au bout il resterait le père, le chef en qui on a toujours confiance.

Louis-Joseph venait d’entrer suivi de Pâle-Aurore et de Rose-des-Bois.

Lavérendrye jeta un regard scrutateur sur les deux jeunes filles. Pâle-Aurore, timide, baissait modestement les yeux qu’elle ne levait que pour fixer Jean-Baptiste avec tendresse. Rose-des-Bois dissimulait les siens sous ses paupières sombres et parfois elle jetait aux jeunes gens un regard de défi mêlé de haine. Lavérendrye se rendit compte immédiatement que l’inquiétude de ses fils avait une cause plus terrible qu’ils ne le pensaient eux-mêmes. Si Pâle-Aurore avait changé, ce n’était que par le sentiment qu’elle savait connu et qui la rendait plus sympathique encore. Rose-des-Bois au contraire semblait un reptile venimeux dont la morsure était à craindre.

— Je vous ai fait venir afin de savoir quand vous avez vu Cerf-Agile pour la dernière fois.

Pâle-Aurore leva des yeux étonnés. Était-ce pour cela qu’on l’avait fait demander ? Cerf-Agile n’était donc plus au fort ? Enivrée de bonheur, les réalités de la vie lui avaient échappé. Elle se souvint tout à coup que la veille au soir, après avoir quitté Jean-Baptiste, elle avait vu une ombre s’échapper de la tente de l’Indien. Mais était-ce lui ? Pouvait-elle sur la foi d’un soupçon affirmer qu’elle avait vu Cerf-Agile ? Qu’elle était, d’autre part, la raison qui faisait agir son maître ? Tout cela l’étonnait et elle ne pouvait se résoudre à répondre.

— Pâle-Aurore ?

Le chef l’interrogeait. Il fallait dire quelque chose.

— Monseigneur, je n’ai pas vu Cerf-Agile depuis hier soir.

Jean-Baptiste la regardait. Il l’encourageait à parler. Elle restait perplexe, troublée ne sachant plus que dire. Fallait-il mentionner ses soupçons ? Déjà Lavérendrye interrogeait sa sœur.

— J’ai vu Cerf-Agile ce matin, au lever du soleil, répondit cette dernière.

— Où l’as-tu rencontré ?

— Dans la cour du fort.

— Que faisais-tu donc sitôt levée ?

— La chaleur m’avait jetée hors de ma tente.

— Et Cerf-Agile ? Que faisait-il là ?