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L’ÎLE AU MASSACRE

— J’ai annoncé à mon père le projet que j’ai fait de t’épouser.

Elle se laissa prendre au stratagème de Jean-Baptiste et demanda :

— Qu’a-t-il répondu ?

— Je ne te cacherai pas qu’il m’a fait certaines objections pour commencer. Il m’a ensuite avoué qu’il avait songé pour moi à une autre union et qu’il n’était guère partisan d’une alliance entre les Blancs et les Indiens.

— Et cependant le mariage de Fleur-d’Aubépine ?

— Mon père m’a dit aussi que le P. Aulneau lui avait tenu un petit discours à cette occasion. Il lui a même assuré qu’un jour un de ses fils pourrait se marier à une Indienne.

— Est-ce possible ? fit-elle en souriant.

— Et mon frère Louis-Joseph a précisé que ce serait avec toi.

— Oh ! le vilain. Il avait remarqué que je languissais après vous !…

— Si bien que mon père a été vite gagné. C’est en me serrant dans ses bras que père m’a dit : Mon fils, je te connais assez pour savoir que tu as sérieusement envisagé ce mariage. Ce sera donc comme tu voudras.

— Que je suis heureuse, fit-elle en se blottissant dans ses bras.

— Donc c’est décidé. Si je pars, à mon retour nous nous épouserons.

— Et si vous ne partez pas ?

— Ce sera pour… bientôt.

— Et vous resterez ici avec moi ? Vous ne m’emmènerez pas sur le Saint-Laurent, en France ?…

— Ma chérie, je ferai ce que tu voudras. Mais je ne désespère pas de pouvoir te démontrer avec le temps que tes craintes sont tout à fait chimériques.

— Mon bien-aimé…


VIII

L’ÎLE AU MASSACRE


Penché sur une carte qui couvrait la table, Lavérendrye suivait du doigt le tracé que faisait la rivière Maurepas. Il se redressa avec un imperceptible effort. Il semblait que depuis la mort de la Jemmeraye un ressort s’était cassé. Néanmoins si son corps ne répondait plus aussi vite à ses réflexes, on sentait dans son regard et dans son attitude une énergie qui n’était pas abattue. La vivacité de ses yeux ne le cédait en rien à celle de ses deux fils qui le regardaient.

— Je crois que c’est le meilleur chemin à suivre, dit-il en continuant une conversation déjà commencée. D’après les rapports de Jean-Baptiste et de notre regretté Christophe et d’après les renseignements que leur ont fournis les Indiens, il y aurait deux rivières principales qui se jettent dans le lac Ouinipeg : l’une au sud-ouest, l’autre au nord-ouest. Ni l’une ni l’autre, semble-t-il, n’ont un cours bien long. Si l’on parvenait à leurs sources, il paraît bien certain que de la hauteur des terres où elles s’alimentent, on apercevrait la mer de l’Ouest. Il reste donc à décider dans laquelle de ces deux rivières nous devons nous engager. Pour moi, celle du sud-ouest me semble celle qui nous donnera le plus rapide résultat.

— C’est aussi mon avis, dit François. La route dont vous nous parlez est la meilleure.

On sentait dans sa voix l’autorité d’une affirmation raisonnée.

— Cependant, continua-t-il, j’ai mon idée sur cette hauteur de terres à laquelle vous venez de faire allusion. Il me semble que c’est probablement une première chaîne de montagnes très hautes longeant sur une distance considérable le côté occidental du continent. Et je crains bien que quand nous l’aurons atteinte nous ne soyons pas au bout de nos peines…

François parlait en homme sûr de son fait, et qui n’avance une chose qu’après l’avoir étudiée. Pour avoir vécu de longues années aux côtés de son père, pour avoir vu sa puissance de réflexion, il avait pu dès le plus jeune âge adapter sa jeune intelligence à des tours de force qui sont le lot des hommes mûrs. Au lieu de gâcher sa jeunesse dans des plaisirs malsains, il avait appris de bonne heure à tremper son caractère, et par la fréquentation constante d’un homme qui l’avait guidé avec clairvoyance, il pouvait aujourd’hui, malgré ses vingt et un ans, parler d’égal à égal avec son père. On oublie trop que la jeunesse sérieuse peut, quand elle est encouragée, quand elle n’est pas bridée par une vieillesse têtue et jalouse de ses prérogatives, atteindre à des sommets grandioses. C’est pour avoir souffert et travaillé dans leur