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L’ÎLE AU MASSACRE

germa dans son esprit et elle s’apprêtait à partir à la recherche de Cerf-Agile quand celui-ci pénétra dans la maison. Elle s’arrêta interdite en le voyant. Cette présence opportune la servait à souhait. Personne ne les dérangerait et ils pourraient parler librement.

— Ah ! justement, j’allais te chercher, Cerf-Agile, fit-elle.

— Que puis-je pour toi, Rose-des-Bois ?

— M’aider dans la vengeance que je médite contre celui-ci qui m’a trompée.

— Te venger ? Et de qui donc ?

— D’un homme qui se dit notre bienfaiteur et d’une femme qui me trahit, que tu aimes et qui te trompe.

Instinctivement Cerf-Agile avait dit.

— Pâle-Aurore ?

— Ne prononce plus ce nom devant moi.

L’Indien remarqua le visage bouleversé de Rose-des-Bois. Il demanda :

— Que signifie cette attitude vis-à-vis de ta sœur ?

— Tu la comprendras dans quelques instants. Tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Cerf-Agile se redresse. Son visage se durcit.

— En quoi mon amour peut-il t’intéresser ?

— Ne prends pas ce ton offensé, répondit-elle narquoisement.

— Un sentiment étrange, violent, a bouleversé mon être. Et ce sentiment que je ne connaissais que par les livres, je le ressens aujourd’hui. Plus fort que l’amour, plus puissant que la haine, il me dévore, il me brûle, il me consume, Cerf-Agile, et tu le connaîtras toi-même sous peu, c’est la jalousie.

— Tu es jalouse ?… Toi ?

— Oui, je suis jalouse.

Un rire perçant, déchirant, où roulaient des sanglots fit tressaillir le cœur de Cerf-Agile. Quelle était donc cette femme qu’il avait devant lui ? Où voulait-elle en venir ? Il demande d’une voix dure et métallique :

— Pourras-tu m’expliquer ?…

Rose-des-Bois s’était calmée. Elle continua posément, farouchement :

— Tu aimes Pâle-Aurore ?

— Rose-des-Bois !…

— Laissez-moi parler. Je sais que tu l’aimes. Mais ma sœur ne t’aime pas.

— Qu’en sais-tu ?

— Aveugle. Je les ai vus, hier soir, là-bas sous les saules. Leurs lèvres se touchaient.

— Qui ? Les ?…

— Pâle-Aurore et Jean-Baptiste…

Cerf-Agile sentait la fureur l’étreindre à pleine force. Il aurait voulu se jeter sur elle. Mais le regard de Rose-des-Bois était si dur qu’il se contint. Il dit seulement d’une voix cinglante :

— Tu mens.

Elle ne bougea pas sous l’insulte. Sa colère, sa haine étaient arrivées à leur paroxysme. Elle était invulnérable à tout outrage. Une seule chose dominait sa pensée. Elle voulait satisfaire son courroux. Elle se fit câline.

— Non, Cerf-Agile, je ne te mens pas. À quoi cela me servirait-il de te faire souffrir sans raison. Je ne veux pas que ton cœur soit foulé aux pieds, comme l’est le mien… Je les ai vus comme je te vois. Pâle-Aurore se suspendait aux lèvres de Jean-Baptiste. Si je suis jalouse, c’est parce que je l’aime, ce Blanc qui m’a ensorcelée.

— Oui, je comprends. Tu veux te venger et tu veux me faire l’instrument de ta vengeance. Tu veux aiguiser ma haine contre eux, contre lui qui a toujours été bon pour moi. Tu veux me faire commettre un crime…

Rose-des-Bois n’en croyait pas ses oreilles. Il aimait donc Pâle-Aurore à ce point qu’il avait toute confiance en elle ? Comment lui faire comprendre qu’il n’était pas aimé.

— Pourquoi, fit-elle, féline, chercherai-je à t’utiliser dans ma vengeance ? J’aime Jean-Baptiste jusqu’à la haine et c’est pour que tu le sépares de Pâle-Aurore que je te parle ainsi. Tu l’aimes. Pourquoi ne lui en parlerais-tu pas ?

L’insistance de Rose-des-Bois avait peu à peu fait chavirer la volonté de l’Indien. Il répondit en s’en allant :

— Je lui parlerai aujourd’hui.

— Ce soir quand tout le monde sera endormi, j’irai te rejoindre dans ta tente.

Les sentinelles veillaient dans la nuit silencieuse. Sous la clarté de la lune haute dans le ciel, leurs silhouettes se profilaient dans la cour du fort. Une ombre se glissa vers les tentes coniques et pénétra dans celle du Cerf-Agile. Il était étendu sur de riches fourrures, éveillé, agité de tremblements nerveux. Rose-des-Bois, vê-