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L’ÎLE AU MASSACRE

— Je ne sais pas, dit Dauphinais, s’il se souvient seulement qu’il s’est marié. Il avait tellement bu.

Amiotte venait d’apparaître sur le seuil de sa cabane, le visage rayonnant, les yeux pétillants.

— Déjà au travail ? cria-t-il.

— Dame, c’est pas nous qu’on s’est marié.

Rose-des-Bois se trouvait maintenant dans la maison du commandant. Lavérendrye et ses fils étaient allés assister à la messe du missionnaire.

Au moment de voir Jean-Baptiste quitter la maison, elle l’avait retenu sous un prétexte futile. C’était en réalité pour lui dire son amour. Elle l’avait fait en personne qui ne s’embarrasse pas des conventions.

Jean-Baptiste lui avait répondu gentiment mais fermement et elle restait là repassant dans son cœur les paroles de celui qu’elle aimait.

— Je suis très touché de ton affection lui avait-il répondu. Je ne puis y répondre comme tu le désirerais. J’en aime une autre.

— Oui, je sais…

— Comment ? Tu sais ?…

— Croyez-vous que je n’ai pas compté les soupirs de Pâle-Aurore depuis votre retour… Son sommeil n’a jamais été aussi calme que cette nuit…

Elle avait omis de dire l’espionnage auquel elle s’était livrée la veille. Et Jean-Baptiste avait senti son cœur déborder d’allégresse. En voyant les yeux de l’amant de sa sœur briller de joie, elle avait essayé perfidement de miner cette affection.

— Oui, vous aimez ma sœur, une enfant ! Comment pouvez-vous vous attendre à ce qu’elle vous le rende comme vous le méritez ? Comment pouvez-vous comparer son amour qui ne saurait être qu’un sentiment obscur avec celui bien vivant que je ressens, que vous pouvez lire dans chacun de mes regards ?

Jean-Baptiste avait vu dans ses prunelles en feu une lueur sauvage et passionnée. Il avait compris qu’il fallait couper le mal dans sa racine et c’est d’un ton ferme et doux à la fois qu’il avait répondu.

— Mon amitié pour vous est très grande, Rose-des-Bois, mais il ne faut pas m’en demander davantage.

Elle avait essayé de plaider.

— Avec le temps ?…

— Non, je ne puis permettre que tu te leurres d’un vain espoir. Ta sœur et moi nous sommes d’accord. Je n’attends plus que le consentement de mon père pour mettre le comble à notre bonheur. Tu vois qu’il est absolument nécessaire d’étouffer ce sentiment qui te ferait souffrir.

Rose-des-Bois avait essayé de supplier. Des larmes avaient humecté ses yeux, mais la haine grondait dans son cœur.

— Oh ! ne me repoussez pas définitivement !

— Il le faut…

Et il avait souri en ajoutant.

— Toi que nous avons pris plaisir à civiliser, tu devrais comprendre que ce n’est pas la place d’une femme de faire des déclarations d’amour à un homme…

Dans un geste désespéré elle avait voulu le retenir.

— Je vous aime. Vous devriez comprendre pourtant. Je vous aime à tout prix. Ne vous détournez pas !… Ne me repoussez pas !…

Jean-Baptiste était ahuri. Jamais il n’aurait cru qu’une telle passion pouvait nourrir ce cœur sauvage.

— Si je dois vous fuir… enlevez-moi la vie. Prenez cette arme que je vous offre et percez-m’en le sein. Car il faut que vous le sachiez, je ne peux plus vivre sans vous. J’ai peur de moi-même. J’ai peur qu’après vous avoir trop aimé, je vous haïsse…

— Mais c’est la démence, Rose-des-Bois.

Il avait regardé cette poitrine palpitante qu’elle présentait à la lame meurtrière, un instant il avait été troublé jusqu’au fond de l’âme. Puis brusquement il était sorti.

C’en était fait. Sa tentative avait échoué. Son amour resterait sans issue ; Jean-Baptiste refusait de l’aimer ; il l’avait repoussée, alors elle sentit comme une tempête la bouleverser toute. De son être monta un flot amer qui lui agita les lèvres dans un rictus effrayant. Malgré l’éducation qu’elle avait reçue, malgré le degré de civilisation auquel elle avait atteint, le fauve réapparaissait dans son âme de sauvage. Son amour si violent, si passionné, était trop proche de sa nature impulsive pour ne pas faire place à la haine. Elle jeta dans un râle furieux :

— Jamais, vous ne serez l’un à l’autre.

Tout de suite, une abominable pensée