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L’ÎLE AU MASSACRE

ces sensations uniques qu’inspire l’immensité de ces bois et de ces prairies ? Je suis jeune et rustre et mes idées sont peut-être bien étranges. Mais vous le savez, d’autres Français, nos aïeules me l’ont raconté, ont, avant vous, parcouru nos plaines et nos forêts ; ils ont vogué sur nos lacs et nos rivières ; ils ont descendu nos rapides et fait portage à nos cataractes ; ils ont savouré la douceur de nos nuits d’été aux mille bruits discrets et aux incomparables scintillements d’étoiles ; ils ont contemplé la splendeur de nos nuits d’hiver et leurs yeux se sont éblouis devant les aurores boréales. Eux aussi, ont cru pouvoir s’arracher au charme de cette nature, et ils sont revenus, cédant à une irrésistible attraction, mourir sous le ciel qui les avait ensorcelés.

Pâle-Aurore devenait pressante. Dans une attitude de supplication elle continua :

— Pourquoi partir puisque vous voudrez revoir nos admirables étés où la nature revêt sa parure veloutée de verdure et de fleurs ? Puisque, encore, vous voudrez entendre, dans les bocages, les oiseaux s’appeler par des cris joyeux ? Pourquoi partir puisque vous voudrez revenir vous griser du parfum de nos fleurs ? Ne regretterez-vous pas les promenades au fil de l’eau alors que la pirogue vogue au milieu des nénuphars immenses ou à l’ombre des saules ; ne regretterez-vous pas nos hivers mêmes et leurs neiges éblouissantes ? Mon bien-aimé, pourquoi quitter ces spectacles uniques que vous ne pourrez jamais oublier et qu’à toute force vous voudrez revoir ?…

Elle s’arrêta. Jean-Baptiste ému souriait.

— Tu es adorable, ma chère Pâle-Aurore. Tu as l’âme d’un poète, ma bien-aimée… Peut-être as-tu raison, ma jolie fleur sauvage…

Il la serra dans ses bras et soudain dans un élan dont il ne fut pas le maître, il déposa sur ses lèvres qui avaient prononcé tant de paroles qui le laissaient rêveur un baiser où passa tout son amour.

Légèrement effrayée dans sa pudeur, Pâle-Aurore s’arracha à l’étreinte du jeune homme.

Ils revinrent silencieusement au fort endormi en se tenant par la main. De l’ombre, une forme se détacha qui les suivit longuement du regard.

— Il n’est pas encore à toi, ricana Rose-des-Bois. Innocente que tu es !… Moi aussi, je l’aime.


VII

AMOUR ET HAINE


En écoutant la conversation des deux amants, Rose-des-Bois avait senti une haine mortelle envahir son cœur. Elle aussi aimait, mais d’un amour farouche et passionné. Et malgré les paroles qu’elle avait entendues prononcer par Jean-Baptiste, elle ne désespérait pas de l’en convaincre. En un instant, devant l’atroce jalousie qui la déchirait, les notions religieuses qu’elle avait reçues s’étaient évanouies. Elle était redevenue l’Indienne d’autrefois avec toute sa fougue et ses élans sans contrôle. Rien n’existait plus que son amour. Comment arriverait-elle à conquérir Jean-Baptiste ? C’est à quoi elle avait réfléchi toute la nuit. Elle avait remarqué le sommeil si calme de Pâle-Aurore. Un sourire angélique errait sur ses lèvres malgré elle ! Elle avait envié ce calme au milieu de l’agitation qui la troublait. Et puis la haine l’avait de nouveau mordue avec force. Il ne lui suffisait donc pas de lui avoir pris Cerf-Agile autrefois ? Il fallait qu’elle lui prit aussi Jean-Baptiste qu’elle aimait. Cette fois rien ne l’arrêterait dans son amour.

Elle avait quitté sa tente au lever du soleil. Dans la cour du fort, on réparait déjà le désordre de la veille. Tout le monde était debout. La Londette baillait à donner le vertige. Il avait la langue encore un peu pâteuse. À côté de lui ses compagnons travaillaient également. Les uns rentraient les bancs dans les cabanes, d’autres y transportaient les tables. Le P. Aulneau sortit de sa maison, fit un bonjour amical de la main et appela Larocque qui alla lui servir la messe.

— Et Amiotte ? demanda Beauchemin à La Londette. Va-t-il dormir toute la journée ?

— Ce n’est pas tous les jours la nuit de noce.

— Tu plaides en ta faveur autant qu’en la sienne, je crois.

— Écoute. Pour parler franc, j’avoue qu’il m’a donné envie, cet animal-là.

— Il paraissait heureux comme un prince, hier soir…