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L’ÎLE AU MASSACRE

V

ALERTE


Pendant ce temps, au fort Saint-Charles, l’angoisse qui avait régné durant de si longs jours desserrait son étreinte.

Bourassa, Paquin, Doucette et Lafleur activaient leur départ. Le canot chargé d’une quantité suffisante de poissons séchés baignait son avant dans l’eau tandis que l’arrière reposait sur le sable. Sur la plage une excitation extraordinaire troublait les échos endormis. Un soleil clignotant s’étirait au-dessus de sa couche de verdure. Tous les habitants du fort avaient voulu assister à ce départ. Les souhaits de bon voyage s’échangeaient au milieu des rires et des plaisanteries. Fleur-d’Aubépine écarquillait les yeux en voyant Amiotte faire des cabrioles d’acrobate.

— Regardez-moi ce fil de fer, dit Bourassa, il va faire des nœuds dans ses jambes en les remuant comme ça.

Pour une fois, Amiotte resta muet devant une boutade. Il s’était arrêté net dans ses exercices. La Londette le regarda ahuri, n’en croyant pas ses yeux.

— Tu t’es coupé la langue ? demanda-t-il à son ami.

— Tâche qu’on ne te coupe la tienne à toi, grande dinde.

— Tu as parlé trop vite, dit Bourassa à La Londette.

— Nous verrons bien comment tu parleras, toi, quand les Indiens te scalperont le nez, lui lança Amiotte furieux.

Les yeux lui sortaient de la tête. Oh ! s’il avait pu jouer un bon tour à Bourassa avant qu’il ne parte. Il ajouta :

— Je ne te souhaite pas de mal, mais rencontre seulement une bande de Sioux et nous verrons ce que tu feras.

Bourassa haussa les épaules et méprisa ce mauvais sort en riant.

— Passe-moi les fusils, veux-tu ?

Amiotte allait refuser quand tout à coup, il s’empara des armes à feu et profitant de ce que Bourassa était baissé, la tête vers l’avant du canot, il s’avança sournoisement vers lui et d’un coup violent dans l’arrière train il l’envoya faire un plongeon dans le lac.

— Tu as une drôle de manière de faire la pêche, ricana-t-il, tout fier de son exploit.

— Tu me paieras cela, dit Bourassa en sortant de l’eau tout trempé.

Tout le monde riait. Mais Lavérendrye qui discutait avec le P. Aulneau s’arrêta dans sa conversation et se tournant vers l’auteur de la plaisanterie, il lui dit d’un ton sévère.

— Ce n’est pas un tour à faire au moment d’un départ, Amiotte.

— Oui, Monseigneur, répondit ce dernier tout penaud.

La Londette s’empressait autour du canot et s’assurait que ses camarades allaient faire bon voyage.

— Allons, bonne chance.

— Merci, La Londette.

— Hâte-toi de revenir.

— Sois sans crainte. Bien que Michillimakinac ne soit pas tout près, on fera son possible pour être bientôt de retour.

— N’oublie pas que notre pêche n’aura pas le don de nous faire durer jusqu’à la fin du monde.

Lavérendrye interrompit ces adieux et fit ses dernières recommandations.

— Tout est-il prêt, Bourassa ?

— Oui, Monseigneur.

— C’est bien… C’est entendu ? Si vous ne rencontrez pas les canots, vous irez jusqu’à Michillimakinac et vous demanderez qu’on m’envoie immédiatement un autre convoi.

— Oui, Monseigneur.

— Vous expliquerez la situation où nous sommes.

— Oui, Monseigneur.

— Bon voyage et bonne chance.

Le canot fut poussé au large. Mené par quatre poignes vigoureuses, il se glissa entre les îles derrière lesquelles il disparut. Lavérendrye et ses compagnons remontèrent vers le fort, en silence. De temps en temps, ils portaient leurs regards vers l’embarcation qui réapparaissait par instant pour s’évanouir à nouveau.

— Quelle joie on éprouve, n’est-ce pas, de voir ce départ, dit tout à coup François.

— C’est une joie un peu mélancolique, répondit Louis-Joseph. Ce voyage va leur donner l’impression de sortir de l’enfer.

— J’aimerais mieux voir ce canot arriver du nord que partir vers le sud, interrompit Lavérendrye.

Il regardait à ce moment dans la direction opposée à celle que Bourassa venait de prendre.