Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/28

Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
L’ÎLE AU MASSACRE

réunissait cas qualités. Il était considéré par Lavérendrye comme son bras droit, comme son premier lieutenant ; il avait en lui une confiance absolue.

Ayant quitté Jean-Baptiste et Pierre qui restaient au fort Maurepas, la Jemmeraye avait côtoyé le bord sud du lac Ouinipeg et s’était arrêté à l’embouchure de la Rivière Rouge. Cerf-Agile lui avait servi de guide, et ils avaient hiverné tous deux dans ce nouveau poste.

Ce n’est pas sans raison que Lavérendrye s’inquiétait de ce qui se passait dans ces deux forts. Les événements avaient été plus terribles et plus douloureux qu’il ne se le figurait.

L’hiver rigoureux qui suivit l’installation de la Jemmeraye accabla la petite colonie. La faim se fit sentir atroce. Le lac gelé tarit une source d’abondance qui leur procurait du poisson. La terre recouverte de neige éloigna le gibier. Obligé de rationner ses gens, la Jemmeraye eut le triste spectacle d’une effroyable lutte pour la vie. Les Indiennes arrachèrent des mains de leurs enfants la nourriture qui apaisait leurs cris. Les hommes à leur tour laissèrent les femmes mourir de faim. Les vivres manquèrent bientôt complètement. Puis la colonie se décima rapidement. Les survivants se rabattirent sur les peaux scellées qu’ils mâchèrent et sucèrent tour à tour. Ils brisèrent les haches contre le sol gelé pour y découvrir des racines et les dévorer. Quelques-uns quittèrent le fort pour s’enfoncer dans la forêt à la recherche d’une nourriture introuvable. Ils ne revinrent jamais. D’autres dépouillèrent les arbres de leur écorce qu’ils firent bouillir. Hélas ! la longueur de l’hiver ne leur permit pas d’attendre le retour du gibier au printemps. Les spectres aux mâchoires ensanglantées errant dans le fort s’évanouirent bientôt…

La Jemmeraye resta seul avec Cerf-Agile.

Malade par suite des efforts trop grands qu’il avait faits, affaibli, incapable de se traîner, il dut s’aliter.

Cerf-Agile se montra le digne compagnon de l’héroïque jeune homme. Sa nature robuste et sauvage, habituée aux privations des hivers, l’avait soutenu au cours de cette tragique famine. Mais la force humaine a ses limites. Ce long martyre l’avait exténué. Dans l’impossibilité de courir la forêt qui se réveillait sous le soleil du printemps, il se tenait tout le long du jour au chevet de la Jemmeraye, attendant fatalement leur destin.

— C’est la fin, disait parfois Christophe. Cerf-Agile ne répondait pas. Il souffrait de voir ce jeune homme qui l’avait accueilli avec tant de bonté au fort Saint-Pierre, gémir sans force.

Un jour, il le regarda avec étonnement s’asseoir sur son grabat. Il tendait ses deux bras décharnés vers un but invisible. Ses orbites démesurément agrandies rayonnaient d’un feu étrange. Son visage émacié et diaphane, encadré d’une barbe inculte, s’illuminait, éclairé par un feu intérieur. Il l’entendit gémir puis prononcer des mots inintelligibles.

Aveuglé par une faim atroce qui lui torturait les entrailles, la Jemmeraye, en proie au délire, avait vu soudain les piliers de la chambre s’allonger à l’infini, pour se perdre dans un ciel bleu sans nuage. Les murs avaient disparu sous une lumière intense et divine. La forêt écartée par des bras gigantesques s’ouvrit devant lui. Une prairie immense où couraient des gerbes d’or frissonnait de volupté. Puis une mer vermeille apparut. Assise sur un rocher, une jeune femme dont il ne voyait que le visage d’une beauté incomparable et le buste d’une opulence resplendissante l’appelait, lui souriait et lui montrait la mer. Il courut à elle et la saisit dans ses bras. Il l’étreignit avec force et lui murmura :

— Comme je t’ai cherchée !… Pour toi, j’ai sacrifié ma jeunesse. Pour toi, j’ai quitté ma famille. J’ai abandonné la maison où chaque soir je pensais à toi au coin de l’âtre… Si tu savais comme je t’aime !… Je t’aime !…

Il avança ses lèvres et voulut l’embrasser. Mais cette déesse de la mer se déroba.

— Comprends-tu à quel point je t’aime ? Ne sens-tu pas combien ton refus me fait souffrir ?

Elle souriait. Et cependant elle glissa d’entre ses bras et s’enfuit vers la plage. Il voulut courir et la rattraper. Mais il tomba. Il se traîna sur le sable chaud. Il supplia dans un appel angoissé :

— Ne m’abandonne pas !… Je vais mourir… Aide-moi dans ce suprême effort puisque tu m’abandonnes au moment où je te trouve… Je t’aime !… Me laisseras-tu