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L’ÎLE AU MASSACRE

de La Londette, pas moi. Je ne reviendrai jamais si je pars avec Bourassa.

— Et pourquoi donc ? demanda Lavérendrye d’une voix sévère.

— Parce qu’en passant auprès d’un rapide, comme je ne suis pas lourd, il pourrait me jeter par-dessus bord, et comme je ne sais pas nager…

— Depuis quand, Amiotte, ai-je autorisé mes gens à discuter mes ordres ?

— Eh bien ! Monseigneur, fit Amiotte en tremblotant, ce n’est pas là la raison… Je vous serais si reconnaissant si vous aviez la bonté de ne pas me séparer de ma fiancée, Fleur-d’Aubépine, parce que…

Dès que Lavérendrye eut compris qu’il n’y avait aucune mauvaise volonté dans l’attitude d’Amiotte, il répondit en souriant.

— Soit… Paquin. Doucette, nomma-t-il alors.

Beaulieu avait fait un geste.

— Non, pas vous Beaulieu, dit l’explorateur en fronçant les sourcils… Dufleuve et Lafleur… Vous irez au-devant des canots et si vous les rencontrez vous direz à Legros, l’officier, qui en a la charge de faire toute diligence. La pêche d’aujourd’hui va nous aider grandement, il faut donc en profiter pour reprendre un peu d’activité.

— Bien, Monseigneur, dit Bourassa. À quelle heure partirons-nous ?

— Au lever du soleil…

— Je te souhaite de ne pas rencontrer de Sioux, dit Amiotte au nouveau chef d’expédition, ils auraient une trop belle cible…

Tout en riant, les pêcheurs remontèrent vers le fort où l’espérance commençait à renaître.


IV

À L’AVANT-GARDE


Pierre et Jean-Baptiste se tenaient dans la cour du fort Maurepas. Amaigris, ils se réchauffaient aux rayons vivificateurs d’un soleil resplendissant. Ils marchaient lentement et regardaient ceux de leurs gens qui avaient échappé à la mort. L’activité semblait reprendre.

— Il faudra que tu descendes au fort Saint-Charles, Jean-Baptiste. Jusqu’ici la fonte des neiges et le dégel avaient rendu le voyage dangereux, mais maintenant…

— En effet. Notre père doit être inquiet. Il y a bien longtemps que nous ne lui avons donné des nouvelles.

— Qu’ont-ils fait pendant tout cet hiver ?

— Je me le demande souvent.

— Je m’étonne qu’il n’ait pas songé à nous envoyer un courrier.

Jean-Baptiste regarda son frère. Il crut distinguer dans sa voix un reproche à l’adresse de leur père.

— Pierre, tu sais bien qu’il aura fait l’impossible pour nous.

— Oui, je sais.

— Crois-tu qu’il ne souffre pas de nous savoir seuls aux avant-postes de son exploration ?

— Pourquoi ce ton de reproche ?

— C’est que tu semblais accuser père de nous avoir un peu négligés.

Pierre était sous l’empire d’un énervement bien compréhensible dans la situation où il se trouvait.

L’hiver avait été bien dur et la patience qu’il avait montrée pendant cette longue épreuve d’isolement s’épuisait. Ses nerfs se tendaient dans une impatience mal réprimée. Avec le beau temps, il aurait aimé voir un courrier arriver du fort Saint-Charles, et chaque jour son attente était déçue. Certes, il était loin d’accuser son père de négligence envers eux et cependant, malgré lui, une sorte de mécontentement l’aigrissait. La réplique de Jean-Baptiste l’avait fait réfléchir et il regrettait les paroles qui avaient devancé sa pensée. Il répondit :

— Tu t’es trompé, Jean-Baptiste. Loin de moi la pensée de soupçonner père de nous avoir abandonnés. Mais j’ai tellement hâte d’avoir de leurs nouvelles que tu peux me pardonner, comme père le ferait lui-même, un mouvement d’énervement.

— Volontiers.

— Nous avons tant souffert !

— Et lui ?

— Enfin, Jean-Baptiste, sois plus indulgent.

— Il nous donne une grande marque de confiance en nous tenant à l’avant-garde et il ne nous appartient pas de discuter ses actes ni ses pensées.

Les deux frères se turent un instant.