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L’ÎLE AU MASSACRE

tés. Elle croyait parfois qu’elle l’avait toujours connu. Elle retrouvait dans ses gestes, dans son attitude, dans son regard un ensemble de manières délicates qu’elle avait aimées chez sa mère. Elle-même, naturellement, se surprenait à refaire ces gestes, à prendre cette attitude. Et ses yeux s’humectaient parfois sous la pensée de sentiments inconnus et délicieux qui la faisaient tressaillir. Jean-Baptiste, bien que peu habitué à une étude psychologique, n’avait pu s’empêcher de remarquer combien Pâle-Aurore ressemblait à ses sœurs. Lorsqu’un rayon de soleil venait par hasard éclairer son visage, il s’en dégageait une telle lumière mystérieuse qu’il en était troublé. Il pensait revoir Marie-Anne, l’une de ses sœurs laissées à Trois-Rivières. Parfois même, ce nom s’échappait de ses lèvres. Alors à l’appel de ce nom inconnu Pale-Aurore le regardait, étonnée et souriante. Elle prévenait tous ses désirs. Elle confectionnait en outre différents objets de tapisserie qu’elle mettait dans la chambre du jeune homme et que celui-ci contemplait avec émotion. Rose-des-Bois, de son côté, plus femme et plus sauvage semblait le fuir. Assise, non loin de lui, elle le regardait pendant des heures sans chercher à se faire remarquer. En dehors des leçons qu’elle recevait avec sa sœur, elle n’approchait pas de Jean-Baptiste. il semblait qu’il était d’une autre nature que la sienne. Une timidité, une crainte mystérieuse l’en tenait à distance, et cependant quand ses yeux s’étaient imprégnés de son visage, elle s’éloignait, troublée jusqu’au fond de son être et s’enfonçait dans la forêt pour y goûter la volupté qui envahissait son cœur.

Quand au retour de la Jemmeraye, Jean-Baptiste quitta le fort Saint-Charles, ce ne fut pas sans émotion qu’il dit adieu à Pâle-Aurore. Pendant son absence, il se produisit un curieux changement dans l’attitude des jeunes filles. Autant Rose-des-Bois avait fui Jean-Baptiste pendant son séjour au fort, autant pendant son absence elle contemplait et touchait avec une étrange émotion tout ce qui lui appartenait. François la surprit même un jour époussetant avec un soin tendre et méticuleux le chapeau favori de son frère. Pâle-Aurore, à son tour, recherchait la solitude enchanteresse de la forêt, et le soir avec une insatiable curiosité elle interrogeait Louis-Joseph sur Jean-Baptiste. Quand celui-ci revint voir son père, au dernier automne, François observa et crut comprendre que Rose-des-Bois aimait son frère, tandis que Louis-Joseph eut l’intuition du sentiment qui unissait ou qui unirait son frère à Pâle-Aurore. Louis-Joseph ne fut donc pas étonné quand François répondit à sa question.

— Jean-Baptiste nous fit cette agréable surprise, il y a deux ans.

— Leur présence a dû produire un peu d’animation et leur beauté susciter des rivalités parmi nos gens.

— Cela ne dura pas. Elles furent employées au service de la maison pendant la journée, et le soir elles couchaient sous la tente avec Fleur-d’Aubépine sous la garde de Front-de-Buffle. Peu à peu elles s’habituèrent à nos mœurs et devinrent pour nous comme des sœurs, surtout Rose-des-Bois…

— Surtout Pâle-Aurore, dit Louis-Joseph en riant.

— Je crois que tu te trompes. Je suis sûr chez Rose-des-Bois d’un sentiment que je soupçonne chez Jean-Baptiste.

— Et moi ; je suis sûr chez Jean-Baptiste d’un sentiment qui a son correspondant chez Pâle-Aurore.

— Qui sera notre belle-sœur, à ton avis, si nous en croyons le conseil que le Père Aulneau donnait à père ?

— Pâle-Aurore, sans aucun doute, dit Louis-Joseph.

— Non, Rose-des-Bois.

Louis-Joseph sourit malicieusement.

— Ce sera les deux…

— Oh ! Louis-Joseph !

— Mais naturellement. Que Jean-Baptiste épouse l’une ou l’autre, comme elles sont sœurs, toutes deux deviendront nos belles-sœurs.

— Ah ! Ah ! fit François en riant, je ne te croyais pas si subtil.

Tous deux riaient encore quand un bruit formidable comme un coup de tonnerre éclata et résonna longuement dans le fort.

Presqu’au même instant Rose-des-Bois entra.

— Que signifie ce bruit ? lui demanda François.

— Amiotte et La Londette viennent d’entrer de la pêche, dit-elle, et les hom-