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L’ÎLE AU MASSACRE

Cerf-Agile et à l’enthousiasme de Jean-Baptiste que nous avons aujourd’hui le fort Maurepas.

— Qui fut construit dans le courant de l’automne.

— Mais qui amena ici Pâle-Aurore et Rose-des-Bois ?

Au cours de son expédition qui dura du commencement de mars au 27 mai 1734, date de son retour au fort Saint-Charles, Jean-Baptiste avait rencontré dans la tribu du Cerf-Agile, deux Indiennes, deux sœurs : Pâle-Aurore et Rose-des-Bois. Il fut frappé de la grâce et de la beauté originale et sauvage qui se dégageaient de leur personne. Rose-des-Bois avec sa chair musclée, ses cheveux de jais, ses yeux brillants comme des escarboucles lui était apparue comme une nature chaude au service d’une âme passionnée. Elle était bien la femme sauvage pleinement épanouie dont la chair palpitante appelait le désir. Pâle-Aurore, au contraire, semblait une jolie tige à peine bourgeonnante. Elle était svelte, douce, pudique. Sa chevelure moins sombre que celle de sa sœur donnait à son visage moins cuivré un air d’angélique bonté. Sa figure avec ses pommettes légèrement effacées rappelait instinctivement celles de ses sœurs européennes. Bref, bien que vivant la vie des Indiennes, elle semblait, néanmoins, perdue au milieu d’elles. D’où provenait cette différence si sensible entre ces deux jeunes filles ? Il se souvint alors que d’autres Blancs avaient foulé, avant lui, le sol de ce pays. Est-ce que par hasard ?… Il interrogea Cerf-Agile. L’Indien avait entendu des récits bien étranges dans son enfance auxquels il n’avait guère prêté attention. Le père des deux jeunes filles, guerrier remarquable et honoré de sa tribu, était un Indien de courageuse et forte race. Il avait succombé, couvert de gloire, dans un combat avec les Sioux. La mère était morte, quelques années auparavant, massacrée par les ennemis héréditaires de la nation des Cris. Et comme Jean-Baptiste s’étonnait de la différence de caractère qui existait entre les deux jeunes filles, Cerf-Agile lui avait fait comprendre que Pâle-Aurore ressemblait à sa mère, et que cette dernière avait acquis parmi les femmes de sa tribu une réputation de grande douceur et de mystérieuse beauté dont les hommes s’étonnaient quelquefois. Cerf-Agile s’étendait toujours avec complaisance sur tout ce qui touchait de près Pâle-Aurore. Taciturne et alors d’une brièveté extraordinaire quand il s’agissait des choses courantes de la vie, il devenait d’une éloquence intarissable quand la jeune fille était le sujet de son discours. Il avait alors la même attitude que quand il parlait devant les guerriers de sa tribu. Toute sa taille se redressait avec une noble fierté, sa figure s’illuminait et Jean-Baptiste avait remarqué dans ses yeux, lorsqu’il parlait de Pâle-Aurore, une douceur infinie qu’il n’avait vue en aucun autre moment. C’est que l’Indien aimait Pâle-Aurore. Mais la nature, étrange pour lui, de la jeune fille l’obligeait à garder une attitude quasi-respectueuse dont il se départissait volontiers vis-à-vis de Rose-des-Bois. Tandis que l’une aiguisait son désir et ses sens, l’autre, au contraire, troublait son cœur. Il tressaillait lorsque le regard plein de douceur de Pâle-Aurore se reposait sur lui. Et parce que celle-ci éprouvait un certain plaisir à se trouver à ses côtés, il s’était mis à l’aimer.

Jean-Baptiste les avait engagées à descendre avec lui au fort, à la grande satisfaction de Cerf-Agile. En l’absence d’un missionnaire, le fils de l’explorateur leur commença un cours de civilisation. Et sa jeunesse aidant, il fut un professeur remarquable. L’apparition de ce premier blanc qu’elles aient jamais vu avait frappé le cœur et l’imagination de ces deux jeunes Indiennes. Mais, peu à peu, Cerf-Agile avait remarqué que Pâle-Aurore ne quittait plus Jean-Baptiste. Quelque chose en lui se froissa. Et loin d’en montrer du ressentiment vis-à-vis de la jeune fille, il redoubla, au contraire, d’attention délicate. Pâle-Aurore de son côté, avec une grâce touchante, se montrait aussi plus prévenante pour lui. Sa nature féminine la guidait. Il semblait qu’elle voulait, instinctivement, combler de caresses celui qu’elle allait faire souffrir et se faire pardonner par avance un sentiment qui l’éloignait des siens. Puis, quand elle avait endormi une défiance qu’elle croyait lire dans les yeux de Cerf-Agile, elle revenait toute joyeuse auprès de Jean-Baptiste. Bien qu’elle ne le connaissait que depuis quelques jours, elle éprouvait une étrange sensation de sécurité à se trouver à ses cô-