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L’ÎLE AU MASSACRE

gile lui fut présenté. Il s’intéressa à lui et demanda au père missionnaire de l’instruire et de semer la parole de Dieu dans cette âme neuve et sauvage. Dans l’esprit de notre père et dans celui du P. Mesaiger il devait être le messager qui irait porter dans sa tribu la Bonne Nouvelle. Il devait être aussi le meilleur interprète de nos sentiments amicaux et pacifiques.

— J’ai remarqué, en effet, le dévouement de Cerf-Agile à notre cause. Mais crois-tu qu’il se soit réellement converti à notre civilisation et à notre foi ?

— Pourquoi en douter ? Pourquoi ne pas lui faire l’honneur de croire à sa conversion ? C’est un peu notre défaut, à nous Français, d’accorder notre confiance à des gens qui souvent n’en valent pas la peine, tandis que d’autres fois nous la refusons à des êtres sincères et loyaux. Nous nous laissons charmer par de belles paroles ou par de délicates attentions jusqu’au jour où nous nous rendons compte que nous sommes dupés. Mais dans les cas présents, Cerf-Agile s’est toujours montré digne de notre confiance. Les progrès qu’il a faits dans l’étude de notre langue qu’il parle couramment aujourd’hui font de lui un précieux auxiliaire. Ce jeune chef est une récompense de nos efforts. Nous sommes en droit d’espérer dans l’avenir puisque déjà ce sauvage s’assimile à notre civilisation. Il s’est montré exceptionnellement intelligent et perspicace, bien qu’il soit un peu taciturne parfois. Il nous a vus travailler. Il s’efforce de suivre l’exemple que nous lui donnons. Il y a quatre ans, il nous a aidé à construire ce fort, dont le P. Mesaiger nous indiqua le site qu’il préférait à cause de l’abondance du poisson et du gibier.

— Nous ne nous en apercevons guère aujourd’hui.

Ce rappel d’une situation pénible ne sembla pas troubler la pensée de François. Il se faisait un devoir de se distraire et de distraire son frère en lui racontant l’aide que Cerf-Agile leur avait donnée dans ces parages. Il continua.

— En 1733, il parla à notre père du désir qu’avaient les Cris et les Assiniboines de voir un poste de traite plus rapproché d’eux. Malheureusement les difficultés auxquelles nous fûmes toujours en butte n’étaient pas faites pour satisfaire l’impatience des Indiens. De plus les fourrures partaient pour la Baie d’Hudson. Cerf-Agile montra le danger qui en résulterait pour la prospérité de notre commerce.

— C’était à l’époque, je crois, où père et la Jemmeraye descendirent à Montréal. Je n’ai jamais vu maman aussi inquiète qu’à ce moment-là. Et comme elle pleura quand elle apprit que l’heure était venue pour moi de la quitter et de vous rejoindre.

— Pauvre mère !…

— Fasse le ciel que les souffrances morales qu’elle supporte si héroïquement ne la ravissent pas à notre affection !

— Voyons, Louis-Joseph, maman est forte et courageuse. Et le Bon Dieu ne voudrait pas l’enlever à notre tendresse, pendant que nous travaillons ici à sa gloire.

— Pardonne-moi, François, l’absence des êtres que l’on aime est parfois bien dure à supporter.

— Je le comprends. Mais cela n’est pas une raison pour nous empêcher de poursuivre notre mission avec courage. Père en cela est un modèle. Il sait faire la part du sentiment et de l’action sans pourtant les considérer étrangers l’un à l’autre. Sa rapidité de pensée l’empêche de s’arrêter à des regrets superflus. Obligé de faire face à deux situations, il sait se décider et courir au plus pressé. Aussi quand Cerf-Agile lui eut exposé toutes ses raisons de voir un poste près des membres de sa nation, il envoya la Jemmeraye à Montréal pour y exposer la situation de l’expédition. Le P. Mesaiger dont la santé était trop faible pour ce climat accompagna Christophe. Décidé à satisfaire tout le monde, père envoya Jean-Baptiste vers le lac Ouinipeg en compagnie de Cerf-Agile. Notre frère explora la contrée et choisit un emplacement pour la construction d’un fort. À son retour, en mai, Jean-Baptiste nous parla avec joie de ce nouveau pays. Il avait été reçu avec munificence par la tribu de Cerf-Agile. De grandes fêtes furent données en son honneur. Bref il insista pour retourner tout de suite au lac Ouinipeg. Mais si tout allait bien de son côté, les choses allaient de mal en pis à Montréal. Père fut obligé à son tour de partir. Et il donna à Jean-Baptiste l’autorisation de mettre son désir à exécution dès le retour de la Jemmeraye.

— En somme, c’est à la demande de