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L’ÎLE AU MASSACRE

tristesse commençait à l’accabler quand son frère lui dit :

— Tes paroles sont bonnes à entendre, François. Elles m’aident à réagir contre le découragement. Oui, il faut oublier les difficultés. Elles ne doivent être qu’un stimulant. Dieu nous a donné une intelligence pour les surmonter et pour lutter contre les forces formidables de la nature. C’est en passant par dessus les obstacles qui ne sont que les mesquineries quotidiennes de la vie que nous arriverons au but. Le but ! Notre œuvre est si méritoire et si belle ! Que sont à côté d’elle l’apathie dans laquelle s’endort notre souverain ; l’hostilité dont font preuve ses aveugles ministres ; les vilenies auxquelles notre père se trouve constamment en butte à chacun de ses voyages à Montréal ? Le bien, le beau, le succès excitent toujours l’envie et la jalousie des êtres amorphes et des incapables. Le but seul compte, et le but que nous poursuivons est trop grand pour que nous ne réussissions pas.

Il semblait maintenant que c’était lui qui voulait réconforter François. Son enthousiasme si vite réchauffée, sa jeunesse, remède à tous les espoirs, reprenaient le dessus et refoulaient le découragement qui l’avait un instant abattu. Il entraîna son frère vers la fenêtre. Le printemps magicien avait passé. La forêt s’ornait de parures incomparables ; les oiseaux chantaient avec allégresse ; les eaux du lac dormaient paresseusement à l’ombre des saules.

— Quelle merveilleuse nature que celle que nous parcourons ! Quelles richesses abondent dans ces plaines luxuriantes, ces forêts mystérieuses, ces lacs immenses, ces rivières majestueuses et leurs chutes plus majestueuses encore ! Quel domaine nous acquérons au pays dont nous sommes les fils et à la religion qui présida à notre naissance. Qu’importe si nos compatriotes, si notre roi même ne comprennent pas la valeur de nos découvertes. C’est pour l’avenir que nous travaillons. Songe aux populations qui alors empliront ces immenses solitudes. Songe aux récoltes que produira cette terre vierge et fécondée. Songe aux troupeaux paisibles qui remplaceront les bêtes sauvages que nous combattons aujourd’hui. Ne vois-tu pas déjà les clochers d’où s’élèveront vers le ciel des hymnes d’actions de grâces ? Ne sera-ce pas un nouvel Éden ? Nous sommes vraiment des privilégiés de la Providence. Nos souffrances sont le tribut par lequel nous achetons à la civilisation et assurons à la souveraineté de notre roi des domaines auxquels rien sur terre ne saurait être comparé.

François souriait devant l’enthousiaste imagination de son cadet. C’était la fougue entraînante qu’aucune déception n’avait encore refrénée. C’était la chaleur communicative d’une jeune âme qu’aucune douleur réelle n’avait encore refroidie. La jeunesse a pour elle un élan qui lui fait négliger les conseils d’un âge mûr. Confiante dans sa force et dans sa puissance elle veut acquérir une expérience qui souvent la fait souffrir. Elle reçoit des coups douloureux dont elle se remet difficilement. Mais lorsque, dans des circonstances comme celles que traversait Louis-Joseph, un jeune homme est obligé d’endiguer ses ardeurs au contact d’une nature inclémente, il est nécessaire de l’encourager au lieu de lui faire des reproches, et de le consoler au lieu de lui faire toucher du doigt les prédictions d’un âge mûr. François, jeune homme encore, réalisait dans sa personne le vieil adage ; Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. Il avait de cette dernière l’expérience achetée au prix de grandes souffrances. Mais il avait conservé de la première, la force et la vigueur. La fougue de l’une était tempérée par la sagesse de l’autre. Mieux que personne il était à même de comprendre ce qui se passait dans l’âme de son frère. Après un instant d’abattement, ce dernier s’était relevé, un peu meurtri sans doute, au contact d’une chaude amitié qui encourageait son ardente nature.

— Enfin, dit François en posant ses deux mains sur les épaules de Louis-Joseph, je te reconnais. Je te vois tel que tu étais lors de ton arrivée.

— Tu es bon, François… Tu m’as écouté avec un tel intérêt que cela m’a encouragé… Et puis, avec cette douce chaleur, ce merveilleux soleil, je me sens revivre. Il me semble que je viens d’être malade et que je suis convalescent.

— Les durs mois d’hiver que tu as passés ici t’ont été pénibles, cela se conçoit.

Une fois de plus, ils avaient oublié le manque de vivres dont s’inquiétait leur père. Ils jouissaient avec délices de ce re-