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L’ÎLE AU MASSACRE

tudes. Il avait surpris parfois sa vaillante mère à rêver à l’absent qui affrontait les froids rigoureux de l’hiver, les chaleurs étouffantes de l’été, les morsures souvent venimeuses des moustiques et des maringouins pour subvenir à l’entretien d’une nombreuse famille. Sa nature réfléchie s’était concentrée sur une âme passionnée. Il avait appris à mesurer l’élan de ses efforts et la force de son caractère. L’action bouillonnait en lui. Il s’essaya dans son cœur au noble et dur métier d’explorateur dont son père paraissait un modèle. Aussi le jour où il fallut faire le sacrifice de sa fortune et de son avenir, c’est de tout cœur qu’il laissa ses jouets et ses livres pour marcher dans les traces paternelles. Aujourd’hui, à vingt et un ans, il était un homme dont l’expérience avait été achetée au prix de grands efforts. Obligé, au cours des explorations à faire souvent montre d’initiative, il s’était habitué à prévoir et à ne laisser que le minimum à l’imprévu. C’est pourquoi ses yeux, qui cherchaient dans une nature reposante et gaie un oubli momentané, l’obligeaient à revoir le visage soucieux de son père et l’inquiétude qui assombrissait son front.

— As-tu remarqué l’attitude de notre père, François ?

Cette brusque question le surprit au milieu de ses réflexions. Sans remarquer que Louis-Joseph cherchait lui aussi à prendre sa part de tourments, il répondit comme à quelqu’un qui fut déjà habitué aux sacrifices quotidiens de leur vie.

— Le fardeau qu’il porte sur ses épaules est bien lourd !

Louis-Joseph avait reçu à Québec une éducation spéciale qui devait faire de lui le cartographe de l’expédition. Comme nous l’avons vu, il était arrivé au fort Saint-Charles, l’automne précédent. Habitué à étudier et à réfléchir, il avait acquis une profonde intuition des choses et des sentiments.

— J’ai compris, répondit-il à son frère, en t’écoutant parler que tu nous voulais dignes de notre père. J’ai essayé d’être brave et courageux, mais malgré moi, je suis inquiet. Je connais si peu cette nouvelle vie. Mon séjour ici m’a changé. Il me semble que quelque chose en moi s’est durci, que mon caractère, mes pensées mêmes se sont gelés au contact de ce dernier hiver. Ce froid intense qui nous tenait prisonniers m’a fait frémir d’angoisse. Je tremble bien aussi un peu d’une peur mystérieuse en voyant parfois des Sioux rôder autour du fort. Et puis, ces insectes aux morsures intolérables m’agacent et me torturent… Est-ce là, la vie que vous menez depuis cinq ans ?

Louis-Joseph souriait pour ne pas paraître trop découragé. Mais François se souvenait des premières années qui l’avaient mis en contact avec cette vie de l’Ouest. Il était alors plus jeune que ne l’était Louis-Joseph aujourd’hui. Il n’avait eu pour encouragement que l’exemple de son père et de ses frères. Aucune plainte ne sortait de leurs lèvres. Une pensée fixe les élevait au-dessus de toutes leurs misères. Si parfois, ils le voyaient en fléchir, ils le soutenaient et lui montraient le but sublime de leur entreprise. Et c’est ainsi qu’il avait écarté tous les obstacles et qu’aujourd’hui il pouvait dire à Louis-Joseph :

— Tout cela n’est rien en comparaison du but que nous devons atteindre. Songe aux nombreuses missions qui, depuis des siècles déjà, sont parties à la recherche d’un passage vers l’Ouest. La nôtre seule est en voie de réussite. Il y a évidemment du vrai dans les récits que nous font les Indiens. Ils ont une tradition qui a souvent la précision et la documentation d’une étude scientifique. Cette mer sans horizon dont ils parlent n’est pas un mythe. Notre cousin la Jemmeraye n’affirme-t-il pas dans ses lettres que nous parviendrons bientôt aux rivages vers lesquels nous tendons depuis cinq ans ? Quelle gloire ce sera pour notre famille de pouvoir donner ce nouveau domaine à la France…

Son visage rayonnait d’enthousiasme. Sa pensée franchissait dans un vol enivrant les immenses espaces qui le séparaient du Pacifique. Il eut un instant la vision de ces plaines sans fin qui sont aujourd’hui le grenier du monde. Des villes s’y bâtissaient et les foules arrivant du vieux continent se penchaient vers une terre inondée de soleil. Elles se relevaient ensuite tenant dans leurs bras des morceaux d’or… Tout à coup, une ombre passa dans ses yeux. Eut-il le pressentiment qu’il ne verrait jamais cette mer ? Eut-il l’intuition de l’existence de ces montagnes qui lui barreraient la route ? Une