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L’ÎLE AU MASSACRE

sultats sont déjà si réconfortants ! Sans parler de la piété de votre père, de tous les membres de votre famille, voire de tous vos compagnons, quelle consolation pour mon cœur de prêtre de voir que les efforts du Père Mesaiger n’ont pas été inutiles… J’ai continué ce qu’il avait commencé. Cerf-Agile, Pâle-Aurore, Rose-des-Bois, Front-de-Buffle même, le père de Fleur-d’Aubépine, ne sont-ils pas des encouragements vivants ?

Louis-Joseph avait souri en entendant le nom de la fiancée d’Amiotte. Il avait revu en pensée cette plantureuse personne qui allait devenir la femme d’un de leurs employés.

— Mais, Père Aulneau, dit-il, est-ce vrai que vous encouragez le mariage entre Fleur-d’Aubépine et Amiotte ?

— J’avais l’intention de vous en parler, dit le prêtre en s’adressant à Lavérendrye. Amiotte, effectivement, est venu me demander de bénir son mariage avec Fleur-d’Aubépine. Je lui ai promis. Je tenais, néanmoins, à vous parler de la situation où se trouvent vos gens qui désirent fonder une famille.

— Mais ne trouvez-vous pas, répondit l’explorateur qu’un mélange de race…

— Serait, en effet, une très bonne chose. Peu de nos femmes blanches voudraient venir habiter ces contrées… Il faut comme compagnes à nos gens des femmes habituées à cette vie sauvage. De plus, tout me porte à croire que l’union de ces deux races en produira une autre, robuste et intelligente. Elle alliera aux qualités morales que la civilisation a données aux uns la vigueur physique que la vie au grand air a conservé aux autres…

— Mon Dieu, s’ils se plaisent, dit Lavérendrye en riant, qu’ils se marient bien vite !

— Je voudrais, insista le Père Aulneau, que vous adoptiez cela comme un principe, et que si… un jour… un de vos fils…

Jean-Baptiste et Pâle-Aurore interrompit Louis-Joseph.

— Tiens, je croyais que c’était Rose-des-Bois, dit François avec un étonnement comique ?

— Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il y ait entre Jean-Baptiste et Pâle-Aurore ou… Rose-des-Bois des relations qui… que… je ne m’en suis jamais aperçu !…

— Père, vous étiez trop préoccupé, répondit Louis-Joseph. Vos soucis vous ont empêché de remarquer les attentions délicates que Pâle-Aurore prodiguait à Jean-Baptiste.

— Eh bien ! nous verrons tout cela en temps voulu…

Ces soucis dont avait parlé son fils, l’avaient rappelé à la situation terrible où il se trouvait. Était-ce bien le moment de parler mariage la veille de mourir de faim ? Il regarda ses fils qui étaient calmes et qui souriaient.

— Allons, pensa-t-il, ils semblent avoir oublié le début de notre conversation. À quoi bon les y ramener ? Puis s’adressant au missionnaire. Venez-vous avec moi ? lui dit-il.

— Volontiers, répondit le prêtre, une promenade sur le bord du lac sera réconfortante par cette belle journée et nous pourrons, tout en marchant, continuer notre conversation.

Lavérendrye regarda une fois encore ses deux fils. C’était deux hommes vraiment. Il pouvait être fier d’eux. Comment douter du succès quand la Providence lui avait donné de tels enfants ?

Il partit, suivi du Père Aulneau.


III

ENTRE FRÈRES


Après le départ de leur père, un silence pesa entre les deux jeunes gens. François se retourna vers la fenêtre, essayant de chasser par le spectacle enchanteur qu’il avait sous les yeux, les sombres pensées qui de nouveau venaient agiter son cerveau. La nature de la jeunesse est ainsi faite qu’un événement extérieur, étranger à sa préoccupation, la délasse. Elle peut ainsi revenir, avec un esprit lucide et un cœur soulagé, à des pensées austères. François, habitué, au sortir de son enfance, aux efforts gigantesques que lui avait demandés son père, s’était trouvé mûr avant l’âge. Lavérendrye, tout en constatant la tâche accomplie par son fils, ne se rendait pas compte du changement qui s’était opéré en lui. Il en aurait éprouvé de la fierté et du chagrin. François n’avait pas connu les joies innocentes qui sont communes à la jeunesse. Les années passées au foyer maternel avaient été pétries d’inquié-