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L’ÎLE AU MASSACRE

Il partit en se réjouissant d’être le porteur de la Bonne Nouvelle dans ces lointains pays de l’Ouest. Son bonheur cependant était quelque peu tempéré à la perspective d’y rester sans confrère. C’était une conscience délicate à qui la privation des consolations spirituelles qu’il allait lui-même prodiguer aux autres répugnait. Ses scrupules devaient décider de son sort. À son arrivée au fort Saint-Charles, il eut la consolation de pouvoir exercer son ministère avec efficacité. Cerf-Agile. Pâle-Aurore, Rose-des-Bois que Lavérendrye avaient adoptés et instruits, et d’autres aborigènes reçurent de lui les paroles de vérité. Son pouvoir sacré l’associait naturellement aux discussions de la vie ordinaire. Là encore, il savait être le Prêtre, le consolateur qui encourage et qui fortifie dans les moments de faiblesse. Lui aussi avait remarqué l’inquiétude de Lavérendrye. Et c’est pourquoi il priait quand François l’interrompit dans la lecture de son bréviaire.

— Nous sommes entre les mains de la Providence, répondit-il. Je la remercie de m’avoir fait votre compagnon et Son vicaire auprès de vous. Non, François, votre père ne faiblit pas. La pensée de vous voir souffrir lui donne de légitimes soucis. Comme vous le disiez, il y a un instant, la vie est toujours belle à la jeunesse malgré les difficultés et les embûches. Heureux celui qui sait la vivre avec un esprit chrétien.

— Comment vous remercier de tout votre dévouement, Père Aulneau ? dit Lavérendrye… La situation est loin de nous être favorable.

— Pourquoi me plaindrai-je ? J’ai désiré ardemment la souffrance pour le salut de ces âmes innocentes et sauvages. Le Bon Dieu semble avoir exaucé ma prière, puisque depuis notre arrivée ce fut au milieu des privations que j’ai dû vivre.

— C’est bien ce que je me reproche le plus…

— Vous n’avez rien à vous reprocher, Monseigneur, vous avez fait votre devoir, tout votre devoir. Les difficultés que vous rencontrez sur votre chemin sont le tribut que vous devez payer au succès. Nul n’entrera dans le royaume des cieux à moins qu’il n’ait souffert.

— Les souffrances, les difficultés, les embûches, le sacrifice même de sa vie ne seraient rien si l’œuvre que l’on entreprend était appréciée !…

Lavérendrye poussa un profond soupir.

— Pourquoi ce soupir, demanda François ? N’avez-vous pas le Père Aulneau et nous-mêmes, vos fils…

— Non, François, ce n’est pas cela. On ne comprend pas, on ne veut pas comprendre la beauté, la grandeur de notre entreprise.

— Il m’avait semblé, lors de votre retour de Montréal, remarquer une tristesse dans vos yeux en même temps que le bonheur que vous aviez de nous revoir. Je me souviens, en effet, que vous ne nous avez pas dit le résultat de vos démarches.

— Admirez la candeur et la curiosité de cet enfant, Père Aulneau. Mes fils sont mes collaborateurs précieux d’une œuvre trop grande pour moi seul. Il ne leur suffit pas d’être au courant de tous mes projets, il faut encore qu’ils partagent mes souffrances intimes.

— Mais père, dit Louis-Joseph, n’est-ce pas naturel ?

— Ne vous en plaignez pas, répondit le prêtre. Remerciez, au contraire, la Providence de vous avoir donné de tels enfants. Combien de parents voudraient aujourd’hui vivre en communion d’idées et de cœur avec leur fils !…

— En effet, j’ai au moins cette douceur de voir que mes enfants comprennent la sublime mission où je les emmène. J’éprouve aussi une joie profonde de penser qu’ils continueront après ma mort ce que nous avons commencé ensemble.

— De cela, répondirent les deux fils, vous pouvez être sûr.

— Qu’importe alors si l’on ne comprend pas, ni à Montréal ni à Québec !

— Pas même le gouverneur ? interrogea François. Le marquis de Beauharnois cependant…

— Oh ! lui, c’est un vrai gentilhomme…

— … Qui s’est toujours rendu compte de votre dévouement désintéressé. Pourquoi ne sont-ils pas tous comme lui ?

— Hélas ! le mal est sans remède. C’est celui qui a miné tous les empires. Le plaisir ! Le plaisir tient la première place. L’honneur n’est plus qu’un sujet de conversation. On le prône encore au besoin,