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L’ÎLE AU MASSACRE

renouveau de vie pour la colonie comme pour la nature ?

François était le portrait de son père à vingt ans. Son allure, sa droiture d’esprit et la conception qu’il avait des choses révélaient en lui le futur successeur de Lavérendrye. L’expérience acquise au cours de ces dernières années, jointe à ses qualités personnelles, devaient faire de lui, en effet, le futur découvreur des Montagnes Rocheuses.

— Cher enfant, dit Lavérendrye la gorge étreinte par l’émotion, oui, je sais que tous vous aurez de la force et du courage. Toi, François, depuis cinq années que nous parcourons ces immenses territoires, je ne t’ai jamais vu faiblir. Et cependant… je regrette parfois de vous avoir conduits ici.

— Mais, père, il me semble que je n’ai jamais été aussi heureux. À notre jeunesse, il faut la vie au grand air. N’est-ce pas à nous, vos fils, d’être les bras actifs et vigoureux de votre intelligence ? Qui, mieux que nous, pourra comprendre votre pensée ? Qui pourra mieux goûter le charme que procure une collaboration à votre œuvre ? Père Aulneau, dites à mon père qu’il serait mal de faiblir un instant dans les circonstances que nous traversons aujourd’hui.

Le P. Aulneau était un homme de haute taille et de robuste santé. Né en France le 25 avril 1705 à Moutiers-sur-Laye, il avait été admis dans la Compagnie de Jésus en 1720. Ayant quitté La Rochelle en mai 1734, il fit route vers le Canada où il brûlait du désir de convertir les Indiens. Son vœu ne se réalisa pas aussi vite qu’il l’aurait désiré. Il fut obligé d’attendre un peu plus d’un an avant de se livrer à l’apostolat rêvé. Le retour de Lavérendrye à Montréal lui permit d’entendre parler de cet explorateur. Apprenant que le P. Mesaiger était obligé d’abandonner son poste, il sollicita de ses supérieurs l’autorisation de partir pour l’Ouest. Enfin, un jour, sa sainte impatience eut un terme. Il reçut son obédience qui lui permettait de rejoindre Lavérendrye et d’aller évangéliser les Indiens. Après avoir remercié Dieu de cette faveur, il écrivit à sa mère pour lui faire connaître son départ. On dit que le sort des mères qui ont le courage de consacrer leur fils à Dieu est plus enviable que celui de celles qui dorlotent douillettement leur enfant jusqu’au moment de leur mariage. Toutes les mères qui ont un fils prêtre sont unanimes à dire qu’elles sont récompensées au centuple de leur sacrifice. L’amour d’un prêtre pour sa mère se fortifie au fur et à mesure qu’il avance en âge. Contrairement à l’enfant qui, devenu grand, se marie et reporte son affection sur sa femme et sur ses enfants, le prêtre conserve intact dans son cœur son amour filial. Quelle mère n’aimerait pas recevoir dans les mêmes circonstances cette lettre si respectueuse, trop respectueuse peut-être pour la génération d’aujourd’hui, que le Père Aulneau écrivait à la sienne la veille de son départ.

« Ma très chère Mère,

« Le long séjour que j’ai été, contre mon attente, obligé de faire à Montréal me procure encore une fois le plaisir de vous donner de nouvelles assurances de mon respectueux attachement. J’en pars demain, n’ayant, grâce à Dieu, d’autre peine que celle de m’éloigner trop pour pouvoir vous donner de mes lettres et recevoir des vôtres aussi souvent que je le voudrais. Peut-être qu’à 340 lieues d’ici j’aurai encore le loisir de vous écrire. J’en profiterai avec le plus sensible plaisir. Voilà une grande carrière dans laquelle la Providence me fait entrer ; priez Dieu, ma chère mère, de me faire la grâce de la fournir d’une manière digne de lui. J’espère que, séparé par son amour de toutes sortes de consolations humaines, il ne m’abandonnera pas, et que si, au milieu des forêts où je vais passer le reste de ma vie, au milieu des bêtes féroces, je ne trouve pas de quoi contenir son amour-propre, je trouverai du moins de quoi le détruire et l’anéantir par mes souffrances. Conjurez le Seigneur de m’en envoyer beaucoup, et de me donner la patience de les supporter avec résignation à sa sainte et divine volonté. Je prie presque tous les jours pour vous au saint sacrifice de la messe, et je continuerai jusqu’à la mort de vous donner cette unique marque qui soit en mon pouvoir de ma juste reconnaissance. Je suis, ma chère mère, avec profond respect, votre très humble et obéissant serviteur et fils.

J.-P. Aulneau d.I.C.d.J.

À Montréal, le 12e juin 1735