Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/12

Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
L’ÎLE AU MASSACRE

vérendrye, afin d’améliorer la nourriture de ses gens, avait fait semer des pois et planter du maïs autour du fort Saint-Charles. Outre les profits qu’il en pouvait tirer, il espérait inciter les Indiens à travailler la terre. À force de persuasion et de ténacité, il avait obtenu de deux familles indiennes qu’elles suivissent son exemple. Hélas, le froid et les inondations réduisirent à néant leurs espérances et leurs modestes essais de culture.

Au cours de l’hiver 1735-1736, Lavérendrye vit avec désespoir les vivres diminuer de plus en plus. Ayant hâte de rentrer au fort Saint-Charles, il avait laissé en arrière les canots de ravitaillement qui n’étaient pas encore arrivés en juin. Le gibier, traqué sans pitié par les Indiens affamés, avait fui. Le poisson ne se laissait plus prendre. La famine faisait entendre son souffle haletant. Homme de responsabilité, Lavérendrye les assumait toutes sans faiblir. Mais celle-là pesait lourdement sur ses épaules. Ne connaissant pas encore l’heureux coup de filet de La Londette, il était inquiet. La nature toute riante de ce commencement de juin n’atténuait en rien les soucis qui assombrissaient son front.

Il se trouvait alors dans la chambre commune de sa maison. On lui donnait pompeusement le nom de salon. Son aspect était primitif et cependant luxueux. Les murs en troncs d’arbres disparaissaient sous de riches fourrures. Par endroits elles cédaient la place à de grandes panoplies composées d’armes à feu, fusils et pistolets, de couteaux de chasse, de poignards, de haches indiennes. Un carquois rempli de flèches s’étalait au milieu de l’une d’elles. Un calumet fendait d’un geste pacifique cet arsenal effrayant. Un collier en coquillages se balançait suspendu à une poutre du plafond. Donnant sur le lac, deux fenêtres à guillotine encadraient une immense cheminée de pierres polies. Une lourde table faite de gros madriers reposait au milieu de la chambre. Et des bancs rustiques, sans garantie de confort, attendaient le bon vouloir des hôtes. Une petite bibliothèque congestionnée de livres faisait face à la cheminée. Tandis qu’au nord du salon, une porte donnait dans les chambres de Lavérendrye et de ses fils ; une autre au sud donnait accès au couloir qui conduisait dans la cour du fort.

Assis à la table, penché sur une carte en parchemin, Louis-Joseph essayait, en vain, d’étudier le tracé d’une nouvelle exploration. François regardait, pensif, le lac qui miroitait sous les rayons du soleil. De temps en temps, il détournait son regard d’un spectacle enchanteur pour suivre d’un œil soucieux les allées et venues de son père. Le Père Aulneau lisait son bréviaire.

La famine prochaine hantait leur cerveau. Ce spectre effrayant faisait frissonner leur caractère de bronze. Lavérendrye venait d’exposer la situation. Les magasins étaient vides… ou presque. Bouleversés le père et les fils cherchaient une solution à cet angoissant problème. Le P. Aulneau priait. Les pas lourds de Lavérendrye martelaient le plancher dans une cadence exaspérante… Elle cessa un moment.

— François, dit tout à coup Lavérendrye d’une voix qui voulait se faire assurée, as-tu donné des ordres à La Londette pour la pêche de ce matin ?

— Oui, père…

Il reprit sa promenade. Outre cette question de nourriture qui le préoccupait, il songeait à ses deux fils aînés et à son neveu. Que devenaient-ils, là-haut, dans ces deux forts éloignés ? Ne souffraient-ils pas eux aussi de la faim ? Qui sait, n’étaient-ils pas malades ? Autant de suppositions qui lui déchiraient le cœur. Et s’ils revenaient, incapables de résister plus longtemps à leur souffrance, comment, lui le père, pourrait-il nourrir ses enfants et leurs compagnons ? C’est d’une voix altérée qu’il insista.

— Il faut ménager nos vivres coûte que coûte.

— Mais, répondit François qui avait remarqué l’intonation de son père, n’attendez-vous pas d’un moment à l’autre les canots de ravitaillement venant de Montréal ?

— Oui… je les attends…

— Nous ne sommes pas encore réduits à la famine. Ces ordres que vous avez donnés ne sont que des mesures de précaution qui dénotent le souci que vous avez de nous tous. Vous savez aussi que vous pouvez compter sur nous. Et puis… nous voici au mois de juin. Le printemps précoce et le temps idéal que nous avons eu depuis la fonte des neiges n’annoncent-ils pas un