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DE DORIAN GRAY

— Vous n’auriez pu faire autrement, Dorian. Toute votre vie, désormais, vous me direz ce que vous ferez.

— Oui, Harry, je crois que cela est vrai. Je ne puis m’empêcher de tout vous dire. Vous avez sur moi une singulière influence. Si jamais je commettais un crime j’accourrais vous le confesser. Vous me comprendriez.

— Les gens comme vous, fatidiques rayons de soleil de l’existence, ne commettent point de crimes, Dorian. Mais je vous suis tout de même très obligé du compliment. Et maintenant, dites-moi — passez-moi les allumettes comme un gentil garçon… merci — où en sont vos relations avec Sibyl Vane.

Dorian Gray bondit sur ses pieds, les joues empourprées, l’œil en feu :

— Harry ! Sibyl Vane est sacrée.

— Il n’y a que les choses sacrées qui méritent d’être recherchées, Dorian, dit lord Harry d’une voix étrangement pénétrante. Mais pourquoi vous inquiéter ? Je suppose qu’elle sera à vous quelque jour. Quand on est amoureux, on s’abuse d’abord soi-même et on finit toujours par abuser les autres. C’est ce que le monde appelle un roman. Vous la connaissez, en tout cas, j’imagine ?

— Certes, je la connais. Dès la première soirée que je fus à ce théâtre, le vilain juif vint tourner autour de ma loge à la fin du spectacle et m’offrit de me conduire derrière la toile pour me présenter à elle. Je m’emportai contre lui, et lui dit que Juliette était morte depuis des siècles et que son corps reposait dans un tombeau de marbre à Vérone. Je compris à son regard de morne stupeur qu’il eut l’impression que j’avais bu trop de Champagne ou d’autre chose.

— Je n’en suis pas surpris.