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LE PORTRAIT

d’elle dit une chose différente. Je ne sais laquelle suivre. Pourquoi ne l’aimerai-je pas, Harry ? Je l’aime. Elle est tout pour moi dans la vie. Tous les soirs je vais la voir jouer. Un jour elle est Rosalinde et le jour suivant, Imogène. Je l’ai vue mourir dans l’horreur sombre d’un tombeau italien, aspirant le poison aux lèvres de son amant. Je l’ai suivie, errant dans la forêt d’Ardennes, déguisée en joli garçon, vêtue du pourpoint et des chausses, coiffée d’un mignon chaperon. Elle était folle et se trouvait en face d’un roi coupable à qui elle donnait à porter de la rue et faisait prendre des herbes amères. Elle était innocente et les mains noires de la jalousie étreignaient sa gorge frêle comme un roseau. Je l’ai vue dans tous les temps et dans tous les costumes. Les femmes ordinaires ne frappent point nos imaginations. Elles sont limitées à leur époque. Aucune magie ne peut jamais les transfigurer. On connaît leur cœur comme on connaît leurs chapeaux. On peut toujours les pénétrer. Il n’y a de mystère dans aucune d’elles. Elles conduisent dans le parc le matin et babillent aux thés de l’après-midi. Elles ont leurs sourires stéréotypés et leurs manières à la mode. Elles sont parfaitement limpides. Mais une actrice ! Combien différente est une actrice ! Harry ! pourquoi ne m’avez-vous pas dit que le seul être digne d’amour est une actrice.

— Parce que j’en ai tant aimé, Dorian.

— Oh oui, d’affreuses créatures avec des cheveux teints et des figures peintes.

— Ne méprisez pas les cheveux teints et les figures peintes ; cela a quelquefois un charme extraordinaire, dit lord Henry.

— Je voudrais maintenant ne vous avoir point parlé de Sibyl Vane.