Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.
66
LE PORTRAIT

tictac monotone de l’horloge Louis XIV l’agaçait. Une fois ou deux il avait voulu partir… Enfin il perçut un bruit de pas dehors et la porte s’ouvrit.

— Comme vous êtes en retard, Harry, murmura-t-il.

— J’ai peur que ce ne soit point Harry, M. Gray, répondit une voix claire.

Il leva vivement les yeux et se dressa…

— Je vous demande pardon. Je croyais…

— Vous pensiez que c’était mon mari. Ce n’est que sa femme. Il faut que je me présente moi-même. Je vous connais fort bien par vos photographies. Je pense que mon mari en a au moins dix-sept.

— Non, pas dix-sept, lady Henry ?

— Bon, dix-huit alors. Et je vous ai vu avec lui à l’Opéra la nuit dernière.

Elle riait nerveusement en lui parlant et le regardait de ses yeux de myosotis. C’était une curieuse femme dont les toilettes semblaient toujours conçues dans un accès de rage et mises dans une tempête.

Elle était toujours en intrigue avec quelqu’un et, comme son amour n’était jamais payé de retour, elle avait gardé toutes ses illusions. Elle essayait d’être pittoresque, mais ne réussissait qu’à être désordonnée. Elle s’appelait Victoria et avait la manie invétérée d’aller à l’église.

— C’était à Lohengrin, lady Henry, je crois ?

— Oui, c’était à ce cher Lohengrin. J’aime Wagner mieux que personne. Cela est si bruyant qu’on peut causer tout le temps sans être entendu. C’est un grand avantage. Ne trouvez-vous pas, M. Gray ?…

Le même rire nerveux et saccadé tomba de ses lèvres fines, et elle se mit à jouer avec un long coupe-papier d’écaille.