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LE PORTRAIT

parfaite de nos jouissances dans un temps aussi borné et aussi vulgaire que le nôtre, dans un temps grossièrement charnel en ses plaisirs, commun et bas en ses aspirations… C’est qu’il était un merveilleux échantillon d’humanité, cet adolescent que par un si étrange hasard, il avait rencontré dans l’atelier de Basil ; on en pouvait faire un absolu type de beauté. Il incarnait la grâce, et la blanche pureté de l’adolescence, et toute la splendeur que nous ont conservée les marbres grecs. Il n’est rien qu’on n’en eût pu tirer. Il eût pu être un Titan aussi bien qu’un joujou. Quel malheur qu’une telle beauté fût destinée à se faner ! Et Basil, comme il était intéressant, au point de vue du psychologue ! Un art nouveau, une façon inédite de regarder l’existence suggérée par la simple présence d’un être inconscient de tout cela ; c’était l’esprit silencieux qui vit au fond des bois et court dans les plaines, se montrant tout à coup, Dryade non apeurée, parce qu’en l’âme qui le recherchait avait été évoquée la merveilleuse vision par laquelle sont seules révélées les choses merveilleuses ; les simples apparences des choses se magnifiant jusqu’au symbole, comme si elles n’étaient que l’ombre d’autres formes plus parfaites qu’elles rendraient palpables et visibles… Comme tout cela était étrange ! Il se rappelait quelque chose d’analogue dans l’histoire. N’était-ce pas Platon, cet artiste en pensées, qui l’avait le premier analysé ? N’était-ce pas Buonarotti qui l’avait ciselé dans le marbre polychrome d’une série de sonnets ? Mais dans notre siècle, cela était extraordinaire… Oui, il essaierait d’être à Dorian Gray, ce que, sans le savoir, l’adolescent était au peintre qui avait tracé son splendide portrait. Il essaierait de le dominer, il l’avait même déjà fait. Il ferait sien cet être merveilleux. Il y avait