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LE PORTRAIT

hautes lettres de vermillon sur le coin gauche de la toile.

Lord Henry vint regarder le tableau. C’était une admirable œuvre d’art d’une ressemblance merveilleuse.

— Mon cher ami, permettez-moi de vous féliciter chaudement, dit-il. C’est le plus beau portrait des temps modernes. M. Gray, venez-vous regarder.

L’adolescent tressaillit comme éveillé de quelque rêve.

— Est-ce réellement fini ? murmura-t-il en descendant de la plate-forme.

— Tout à fait fini, dit le peintre. Et vous avez aujourd’hui posé comme un ange. Je vous suis on ne peut plus obligé.

— Cela m’est entièrement dû, reprit lord Henry. N’est-ce pas, M. Gray ?

Dorian ne répondit pas ; il arriva nonchalamment vers son portrait et se tourna vers lui… Quand il l’aperçut, il sursauta et ses joues rougirent un moment de plaisir. Un éclair de joie passa dans ses yeux, car il se reconnut pour la première fois. Il demeura quelque temps immobile, admirant, se doutant que Hallward lui parlait, sans comprendre la signification de ses paroles. Le sens de sa propre beauté surgit en lui comme une révélation. Il ne l’avait jusqu’alors jamais perçu. Les compliments de Basil Hallward lui avait semblé être simplement des exagérations charmantes d’amitié. Il les avait écoutés en riant, et vite oubliés… son caractère n’avait point été influencé par eux. Lord Henry Wotton était venu avec son étrange panégyrique de la jeunesse, l’avertissement terrible de sa brièveté. Il en avait été frappé à point nommé, et à présent, en face de l’ombre de sa propre beauté, il en sentait la pleine réalité s’épandre en lui.