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LE PORTRAIT

nos refus. Chaque impulsion que nous essayons d’anéantir, germe en nous et nous empoisonne. Le corps pèche d’abord, et se satisfait avec son péché, car l’action est un mode de purification. Rien ne nous reste que le souvenir d’un plaisir ou la volupté d’un regret. Le seul moyen de se débarrasser d’une tentation est d’y céder. Essayez de lui résister, et votre âme aspire maladivement aux choses qu’elle s’est défendues ; avec, en plus, le désir pour ce que des lois monstrueuses ont fait illégal et monstrueux.

« Ceci a été dit que les grands événements du monde prennent place dans la cervelle. C’est dans la cervelle, et là, seulement, que prennent aussi place les grands péchés du monde. Vous, M. Gray, vous-même avec votre jeunesse rose-rouge, et votre enfance rose-blanche, vous avez eu des passions qui vous ont effrayé, des pensées qui vous rempli de terreur, des jours de rêve et des nuits de rêve dont le simple rappel colorerait de honte vos joues…

— Arrêtez, dit Dorian Gray hésitant, arrêtez ! vous m’embarrassez. Je ne sais que vous répondre. J’ai une réponse à vous faire que je ne puis trouver. Ne parlez pas ! Laissez-moi penser ! Par grâce ! Laissez-moi essayer de penser !

Pendant presque dix minutes, il demeura sans faire un mouvement, les lèvres entr’ouvertes et les yeux étrangement brillants. Il semblait avoir obscurément conscience que le travaillaient des influences tout à fait nouvelles, mais elles lui paraissaient venir entièrement de lui-même. Les quelques mots que l’ami de Basil lui avait dits — mots dits sans doute par hasard et chargés de paradoxes voulus — avaient touché quelque corde secrète qui n’avait jamais été touchée auparavant