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LE PORTRAIT

ment le tableau. C’est vrai, d’ailleurs, je ne parle jamais quand je travaille, et n’écoute davantage, et je comprends que ce soit agaçant pour mes infortunés modèles. Je vous prie de rester.

— Mais que va penser la personne qui m’attend à l’« Orléans » ?

Le peintre se mit à rire.

— Je pense que cela s’arrangera tout seul… Asseyez-vous, Harry… Et maintenant, Dorian, montez sur la plate-forme ; ne bougez pas trop et tâchez de n’apporter aucune attention à ce que vous dira lord Henry. Son influence est mauvaise pour tout le monde, sauf pour lui-même…

Dorian Gray gravit la plate-forme avec l’air d’un jeune martyr grec, en faisant une petite moue de mécontentement à lord Henry qu’il avait déjà pris en affection ; il était si différent de Basil, tous deux ils formaient un délicieux contraste… et lord Henry avait une voix si belle… Au bout de quelques instants, il lui dit :

— Est-ce vrai que votre influence soit aussi mauvaise que Basil veut bien le dire ?

— J’ignore ce que les gens entendent par une bonne influence, M. Gray. Toute influence est immorale… immorale, au point de vue scientifique…

— Et pourquoi ?

— Parce que je considère qu’influencer une personne, c’est lui donner un peu de sa propre âme. Elle ne pense plus avec ses pensées naturelles, elle ne brûle plus avec ses passions naturelles. Ses vertus ne sont plus siennes. Ses péchés, s’il y a quelque chose de semblable à des péchés, sont empruntés. Elle devient l’écho d’une musique étrangère, l’acteur d’une