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DE DORIAN GRAY

gement dans le fatal portrait, et jeta ses regards chargés de pleurs sur l’ovale poli.

Une fois, quelqu’un qui l’avait terriblement aimé, lui avait écrit une lettre démentielle, finissant par ces mots idolâtres : « Le monde est changé parce que vous êtes fait d’ivoire et d’or. Les courbes de vos lèvres écrivent à nouveau l’histoire ! »

Cette phrase lui revint en mémoire, et il se la répéta plusieurs fois.

Il prit soudain sa beauté en aversion, et jetant le miroir à terre, il en écrasa les éclats sous son talon !… C’était sa beauté qui l’avait perdu, cette beauté et cette jeunesse pour lesquelles il avait tant prié ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas être tachée. Sa beauté ne lui avait été qu’un masque, sa jeunesse qu’une raillerie.

Qu’était la jeunesse d’ailleurs ? Un instant vert et prématuré, un temps d’humeurs futiles, de pensées maladives… Pourquoi avait-il voulu porter sa livrée… La jeunesse l’avait perdu.

Il valait mieux ne pas songer au passé ! Rien ne le pouvait changer… C’était à lui-même, à son propre futur, qu’il fallait songer…

James Vane était couché dans une tombe sans nom au cimetière de Selby ; Alan Campbell s’était tué une nuit dans son laboratoire, sans révéler le secret qu’il l’avait forcé de connaître ; l’émotion actuelle soulevée autour de la disparition de Basil Hallward, s’apaiserait bientôt : elle diminuait déjà. Il était parfaitement sauf à présent.

Ce n’était pas, en vérité, la mort de Basil Hallward qui l’oppressait ; c’était la mort vivante de son âme.

Basil avait peint le portrait qui avait gâté sa vie ; il