Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
292
LE PORTRAIT

Nous n’avons découvert aucun nom… L’apparence convenable, mais grossière. Une sorte de matelot, croyons-nous…

Dorian bondit sur ses pieds… Une espérance terrible le traversa… Il s’y cramponna follement…

— Où est le corps ? s’écria-t-il. Vite, je veux le voir !

— Il a été déposé dans une écurie vide de la maison de ferme. Les gens n’aiment pas avoir ces sortes de choses dans leurs maisons. Ils disent qu’un cadavre apporte le malheur.

— La maison de ferme… Allez m’y attendre. Dites à un palefrenier de m’amener un cheval… Non, n’en faites rien… J’irai moi-même aux écuries. Ça économisera du temps.

Moins d’un quart d’heure après, Dorian Gray descendit au grand galop la longue avenue ; les arbres semblaient passer devant lui comme une procession spectrale, et des ombres hostiles traversaient non chemin. Soudain, la jument broncha devant un poteau de barrière et le désarçonna presque. Il la cingla à l’encolure de sa cravache. Elle fendit l’air comme une flèche ; les pierres volaient sous ses sabots…

Enfin, il atteignit la maison de ferme. Deux hommes causaient dans la cour. Il sauta de la selle et remit les rênes à l’un d’eux. Dans l’écurie la plus écartée, une lumière brillait. Quelque chose lui dit que le corps était là ; il se précipita vers la porte et mit la main au loquet…

Il hésita un moment, sentant qu’il était sur la pente d’une découverte qui referait ou gâterait à jamais sa vie… Puis il poussa la porte et entra.

Sur un amas de sacs, au fond, dans un coin, gisait le cadavre d’un homme habillé d’une chemise grossière