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LE PORTRAIT

rabatteurs ; ça fait croire qu’on est un mauvais fusil, et cependant Geoffrey ne l’est pas, car il tire fort bien… Mais pourquoi parler de cela ?…

Dorian secoua la tête :

— Mauvais présage, Harry !… J’ai idée qu’il va arriver quelque chose de terrible à l’un d’entre nous… À moi, peut-être…

Il se passa la main sur les yeux, avec un geste douloureux…

Lord Henry éclata de rire…

— La seule chose terrible au monde est l’ennui, Dorian. C’est le seul péché pour lequel il n’existe pas de pardon… Mais probablement, cette affaire ne nous amènera pas de désagréments, à moins que les rabatteurs n’en bavardent en dînant ; je leur défendrai d’en parler… Quant aux présages, ça n’existe pas : la destinée ne nous envoie pas de hérauts ; elle est trop sage… ou trop cruelle pour cela. D’ailleurs, que pourrait-il vous arriver, Dorian ?… Vous avez tout ce que dans le monde un homme peut désirer. Quel est celui qui ne voudrait changer son existence contre la vôtre ?…

— Il n’est personne avec qui je ne la changerais, Harry… Ne riez pas !… Je dis vrai… Le misérable paysan qui vient de mourir est plus heureux que moi. Je n’ai point la terreur de la mort. C’est la venue de la mort qui me terrifie !… Ses ailes monstrueuses semblent planer dans l’air lourd autour de moi !… Mon Dieu ! Ne voyez-vous pas, derrière ces arbres, un homme qui me guette, qui m’attend !…

Lord Henry regarda dans la direction que lui indiquait la tremblante main gantée…

— Oui, dit-il en riant… Je vois le jardinier qui vous attend. Je m’imagine qu’il a besoin de savoir quelles