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LE PORTRAIT

le succès est donné aux forts, et l’insuccès aux faibles ; c’est tout…

D’ailleurs, si quelque étranger avait rôdé autour de la maison, les gardiens ou les domestiques l’auraient vu. Si des traces de pas avaient été relevées dans les parterres, les jardiniers en auraient fait la remarque… Décidément c’était une simple illusion ; le frère de Sibyl Vane n’était pas revenu pour le tuer. Il était parti sur son vaisseau pour sombrer dans quelque mer arctique… Pour lui, en tout cas, il était sauf… Cet homme ne savait qui il était, ne pouvait le savoir ; le masque de la jeunesse l’avait sauvé.

Et cependant, en supposant même que ce ne fut qu’une illusion, n’était-ce pas terrible de penser que la conscience pouvait susciter de pareils fantômes, leur donner des formes visibles, et les faire se mouvoir !… Quelle sorte d’existence serait la sienne si, jours et nuits, les ombres de son crime le regardaient de tous les coins silencieux, le raillant de leurs cachettes, lui soufflant à l’oreille dans les fêtes, l’éveillant de leurs doigts glacés quand il dormirait !… À cette pensée rampant dans son esprit, il pâlit, et soudainement l’air lui parut se refroidir…

Oh ! quelle étrange heure de folie, celle où il avait tué son ami ! Combien effroyable, la simple remembrance de cette scène ! Il la voyait encore ! Chaque détail hideux lui en revenait, augmenté d’horreur !…

Hors de la caverne ténébreuse du temps, effrayante et drapée d’écarlate, surgissait l’image de son crime !

Quand lord Henry vint vers six heures, il le trouva sanglotant comme si son cœur éclatait !…

Ce ne fut que le troisième jour qu’il se hasarda à sortir. Il y avait quelque chose dans l’air clair, chargé de