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cela que je sens. Ceux qui sont fidèles connaissent seulement le côté trivial de l’amour ; c’est la trahison qui en connaît les tragédies.

Et lord Henry frottant une allumette sur une jolie boîte d’argent, commença à fumer avec la placidité d’une conscience tranquille et un air satisfait, comme s’il avait défini le monde en une phrase.

Un vol piaillant de passereaux s’abattit dans le vert profond des lierres… Comme une troupe d’hirondelles, l’ombre bleue des nuages passa sur le gazon… Quel charme s’émanait de ce jardin ! Combien, pensait lord Henry, étaient délicieuses les émotions des autres ! beaucoup plus délicieuses que leurs idées, lui semblait-il. Le soin de sa propre âme et les passions de ses amis, telles lui paraissaient être les choses notables de la vie. Il se représentait, en s’amusant à cette pensée, le lunch assommant que lui avait évité sa visite chez Hallward ; s’il était allé chez sa tante, il eût été sûr d’y rencontrer lord Goodbody, et la conversation entière aurait roulé sur l’entretien des pauvres, et la nécessité d’établir des maisons de secours modèles. Il aurait entendu chaque classe prêcher l’importance des différentes vertus, dont, bien entendu, l’exercice ne s’imposait point à elles-mêmes. Le riche aurait parlé sur la nécessité de l’épargne, et le fainéant éloquemment vaticiné sur la dignité du travail… Quel inappréciable bonheur d’avoir échappé à tout cela ! Soudain, comme il pensait à sa tante, une idée lui vint. Il se tourna vers Hallward…

— Mon cher ami, je me souviens.

— Vous vous souvenez de quoi, Harry ?

— Où j’entendis le nom de Dorian Gray.

— Où était-ce ? demanda Hallward, avec un léger froncement de sourcils…