Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/182

Cette page a été validée par deux contributeurs.
176
LE PORTRAIT

— Toujours heureux de se reposer, M. Gray, dit l’encadreur qui soufflait encore ; où le mettrons-nous ?

— Oh ! n’importe où, ici… cela ira. Je n’ai pas besoin qu’il soit accroché. Posez-le simplement contre le mur ; merci.

— Peut-on regarder cette œuvre d’art, monsieur ?

Dorian tressaillit…

— Cela ne vous intéresserait pas, M. Hubbard, dit-il ne le quittant pas des yeux. Il était prêt à bondir sur lui et à le terrasser s’il avait essayé de soulever le voile somptueux qui cachait le secret de sa vie.

— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de venir ici.

— Pas du tout, pas du tout, M. Gray. Toujours prêt à vous servir !

Et M. Hubbard descendit vivement les escaliers, suivi de son aide qui regardait Dorian avec un étonnement craintif répandu sur ses traits grossiers et disgracieux. Jamais il n’avait vu personne d’aussi merveilleusement beau.

Lorsque le bruit de leurs pas se fut éteint, Dorian ferma la porte et mit la clef dans sa poche. Il était sauvé. Personne ne pourrait regarder l’horrible peinture. Nul œil que le sien ne pourrait voir sa honte.

En regagnant sa bibliothèque il s’aperçut qu’il était cinq heures passées et que le thé était déjà servi. Sur une petite table de bois noir parfumé, délicatement incrustée de nacre — un cadeau de lady Radley, la femme de son tuteur, charmante malade professionnelle qui passait tous les hivers au Caire — se trouvait un mot de lord Henry avec un livre relié de jaune, à la couverture légèrement déchirée et aux tranches salies.