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DE DORIAN GRAY

Non ! Rien n’était changé de nouveau dans le portrait ; il avait su la mort de Sibyl Vane avant lui ; il savait les événements de la vie alors qu’ils arrivaient. La cruauté méchante qui gâtait les fines lignes de la bouche, avait apparu, sans doute, au moment même où la jeune fille avait bu le poison… Ou bien était-il indifférent aux événements ? Connaissait-il simplement ce qui se passait dans l’âme. Il s’étonnait, espérant que quelque jour, il verrait le changement se produire devant ses yeux et cette pensée le fit frémir.

Pauvre Sibyl ! Quel roman cela avait été ! Elle avait souvent mimé la mort au théâtre. La mort l’avait touchée et prise avec elle. Comment avait-elle joué cette ultime scène terrifiante ? L’avait-elle maudit en mourant ? Non ! elle était morte par amour pour lui, et l’amour, désormais, lui serait un sacrement. Elle avait tout racheté par le sacrifice qu’elle avait fait de sa vie. Il ne voulait plus songer à ce qu’elle lui avait fait éprouver pendant cette terrible soirée, au théâtre… Quand il penserait à elle, ce serait comme à une prestigieuse figure tragique envoyée sur la scène du monde pour y montrer la réalité suprême de l’Amour. Une prestigieuse figure tragique ! Des larmes lui montèrent aux yeux, en se souvenant de son air enfantin, de ses manières douces et capricieuses, de sa farouche et tremblante grâce. Il les refoula en hâte, et regarda de nouveau le portrait.

Il sentit que le temps était venu, cette fois, de faire son choix. Son choix n’avait-il été déjà fait ? Oui, la vie avait décidé pour lui… la vie, et aussi l’âpre curiosité qu’il en avait… L’éternelle jeunesse, l’infinie passion, les plaisirs subtils et secrets, les joies ardentes et les péchés plus ardents encore — toutes ces choses il devait les