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DE DORIAN GRAY

rôle… Mais il vous faut penser à cette mort solitaire dans cette loge clinquante comme si c’était un étrange fragment lugubre de quelque tragédie jacobine, comme à une scène surprenante de Webster, de Ford ou de Cyril Tourneur. Cette jeune fille n’a jamais vécu, à la réalité, et elle n’est jamais morte… Elle vous fut toujours comme un songe…, comme ce fantôme qui apparaît dans les drames de Shakespeare, les rendant plus adorables par sa présence, comme un roseau à travers lequel passe la musique de Shakespeare, enrichie de joie et de sonorité.

« Elle gâta sa vie au moment où elle y entra, et la vie la gâta ; elle en mourut… Pleurez pour Ophélie, si vous voulez ; couvrez-vous le front de cendres parce que Cordélie a été étranglée ; invectivez le ciel parce que la fille de Brabantio est trépassée, mais ne gaspillez pas vos larmes sur le cadavre de Sibyl Vane ; celle-ci était moins réelle que celles-là…

Un silence suivit. Le crépuscule assombrissait la chambre ; sans bruit, à pas de velours, les ombres se glissaient dans le jardin. Les couleurs des objets s’évanouissaient paresseusement.

Après quelques minutes, Dorian Gray releva la tête…

— Vous m’avez expliqué à moi-même, Harry, murmura-t-il avec un soupir de soulagement. Je sentais tout ce que vous m’avez dit, mais en quelque sorte, j’en étais effrayé et je n’osais me l’exprimer à moi-même. Comme vous me connaissez bien !… Mais nous ne parlerons plus de ce qui est arrivé ; ce fut une merveilleuse expérience, c’est tout. Je ne crois pas que la vie me réserve encore quelque chose d’aussi merveilleux.

— La vie a tout en réserve pour vous, Dorian. Il n’est