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tre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu’il est, mon art aussi imparfait qu’il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donné, nous souffrirons terriblement…

— Dorian Gray ? Est-ce son nom, demanda lord Henry, en allant vers Basil Hallward.

— Oui, c’est son nom. Je n’avais pas l’intention de vous le dire.

— Et pourquoi ?

— Oh ! je ne puis vous l’expliquer. Quand j’aime quelqu’un intensément, je ne dis son nom à personne. C’est presque une trahison. J’ai appris à aimer le secret. Il me semble que c’est la seule chose qui puisse nous faire la vie moderne mystérieuse ou merveilleuse. La plus commune des choses nous paraît exquise si quelqu’un nous la cache. Quand je quitte cette ville, je ne dis à personne où je vais : en le faisant, je perdrais tout mon plaisir. C’est une mauvaise habitude, je l’avoue, mais en quelque sorte, elle apporte dans la vie une part de romanesque… Je suis sûr que vous devez me croire fou à m’entendre parler ainsi ?…

— Pas du tout, répondit lord Henry, pas du tout, mon cher Basil. Vous semblez oublier que je suis marié et que le seul charme du mariage est qu’il fait une vie de déception absolument nécessaire aux deux parties. Je ne sais jamais où est ma femme, et ma femme ne sait jamais ce que je fais. Quand nous nous rencontrons — et nous nous rencontrons de temps à autre, quand nous dînons ensemble dehors, ou que nous allons chez le duc — nous nous contons les plus absurdes histoires de l’air le plus sérieux du monde. Dans cet ordre d’idées, ma femme m’est supérieure. Elle n’est jamais