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DE DORIAN GRAY

loge de ma sœur ; il s’y trouvera quelques jolies femmes…

— Ainsi, j’ai tué Sibyl Vane, murmurait Dorian, je l’ai tuée aussi sûrement que si j’avais coupé sa petite gorge avec un couteau… et cependant les roses pour cela n’en sont pas moins belles… les oiseaux n’en chanteront pas moins dans mon jardin… Et ce soir, je vais aller dîner avec vous : j’irai de là à l’Opéra, et, sans doute, j’irai souper quelque part ensuite… Combien la vie est puissamment dramatique !… Si j’avais lu cela dans un livre, Harry, je pense que j’en aurais pleuré… Maintenant que cela arrive, et à moi, cela me semble beaucoup trop stupéfiant pour en pleurer !… Tenez, voici la première lettre d’amour passionnée que j’ai jamais écrite de ma vie ; ne trouvez-vous pas étrange que cette première lettre d’amour soit adressée à une fille morte !… Peuvent-elles sentir, ces choses blanches et silencieuses que nous appelons les morts ? Sibyl ! Peut-elle sentir, savoir, écouter ? Oh ! Harry, comme je l’aimais ! Il me semble qu’il y a des années !…

« Elle m’était tout… Vint cet affreux soir — était-ce la nuit dernière ? — où elle joua si mal, et mon cœur se brisa ! Elle m’expliqua pourquoi ? Ce fut horriblement touchant ! Je ne fus pas ému : je la croyais sotte !… Quelque chose arriva soudain qui m’épouvanta ! Je ne puis vous dire ce que ce fut, mais ce fut terrible… Je voulus retourner à elle ; je sentis que je m’étais mal conduit… et maintenant elle est morte ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Harry, que dois-je faire ? Vous savez dans quel danger je suis, et rien n’est là pour m’en garder ! Elle aurait fait cela pour moi ! Elle n’avait point le droit de se tuer… Ce fut égoïste de sa part.

— Mon cher Dorian, répondit lord Henry, prenant