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LE PORTRAIT

Londres on a tant de préjugés… Ici, on ne débute jamais avec un scandale ; on réserve cela pour donner un intérêt à ses vieux jours. J’aime à croire qu’on ne connaît pas votre nom au théâtre ; s’il en est ainsi, tout va bien. Personne ne vous vit aux alentours de sa loge ? Ceci est de toute importance ?

Dorian ne répondit point pendant quelques instants. Il était terrassé d’épouvante… Il balbutia enfin d’une voix étouffée :

— Harry, vous parlez d’enquête ? Que voulez-vous dire ? Sibyl aurait-elle ?… Oh ! Harry, je ne veux pas y penser ! Mais parlez vite ! Dites-moi tout !…

— Je n’ai aucun doute ; ce n’est pas un accident, Dorian, quoique le public puisse le croire. Il paraîtrait que lorsqu’elle allait quitter le théâtre avec sa mère, vers minuit et demie environ, elle dit qu’elle avait oublié quelque chose chez elle… On l’attendit quelque temps, mais elle ne redescendait point. On monta et on la trouva morte sur le plancher de sa loge. Elle avait avalé quelque chose par erreur, quelque chose de terrible dont on fait usage dans les théâtres. Je ne sais ce que c’était, mais il devait y avoir de l’acide prussique ou du blanc de céruse là-dedans. Je croirais volontiers à de l’acide prussique, car elle semble être morte instantanément…

— Harry, Harry, c’est terrible ! cria le jeune homme.

— Oui, c’est vraiment tragique, c’est sûr, mais il ne faut pas que vous y soyez mêlé. J’ai vu dans le Standard qu’elle avait dix-sept ans ; j’aurais cru qu’elle était plus jeune, elle avait l’air d’une enfant et savait si peu jouer… Dorian, ne vous frappez pas !… Venez dîner avec moi, et après nous irons à l’Opéra. La Patti joue ce soir, et tout le monde sera là. Vous viendrez dans la