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LE PORTRAIT

les siens découvraient le portrait et en constataient l’horrible changement ?… Que ferait-il, si Basil Hallward venait et demandait à revoir son propre tableau. Basil le ferait sûrement.

Il lui fallait examiner à nouveau la toile… Tout, plutôt que cet infernal état de doute !…

Il se leva et alla fermer les deux portes. Au moins, il serait seul à contempler le masque de sa honte… Alors il tira le paravent et face à face se regarda… Oui, c’était vrai ! le portrait avait changé !…

Comme souvent il se le rappela plus tard, et toujours non sans étonnement, il se trouva qu’il examinait le portrait avec un sentiment indéfinissable d’intérêt scientifique. Qu’un pareil changement fut arrivé, cela lui semblait impossible… et cependant cela était !… Y avait-il quelques subtiles affinités entre les atomes chimiques mêlés en formes et en couleurs sur la toile, et l’âme qu’elle renfermait ? Se pouvait-il qu’ils l’eussent réalisé, ce que cette âme avait pensé ; que ce qu’elle rêva, ils l’eussent fait vrai ? N’y avait-il dans cela quelque autre et… terrible raison ? Il frissonna, effrayé… Retournant vers le divan, il s’y laissa tomber, regardant, hagard, le portrait en frémissant d’horreur !…

Cette chose avait eu, toutefois, un effet sur lui… Il devenait conscient de son injustice et de sa cruauté envers Sibyl Vane… Il n’était pas trop tard pour réparer ses torts.

Elle pouvait encore devenir sa femme. Son égoïste amour irréel céderait à quelque plus haute influence, se transformerait en une plus noble passion, et son portrait par Basil Hallward lui serait un guide à travers la vie, lui serait ce qu’est la sainteté à certains, la conscience à d’autres et la crainte de Dieu à tous… Il y a