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LE PORTRAIT

Mais le portrait ?… Que dire de cela ? Il possédait le secret de sa vie, en révélait l’histoire ; il lui avait appris à aimer sa propre beauté. Lui apprendrait-il à haïr son âme ?… Devait-il le regarder encore ?

Non ! c’était purement une illusion de ses sens troublés ; l’horrible nuit qu’il venait de passer avait suscité des fantômes !… Tout d’un coup, cette même tache écarlate qui rend les hommes déments s’était étendue dans son esprit… Le portrait n’avait pas changé. C’était folie d’y songer…

Cependant, il le regardait avec sa belle figure ravagée, son cruel sourire… Sa brillante chevelure rayonnait dans le soleil du matin. Ses yeux d’azur rencontrèrent les siens. Un sentiment d’infinie pitié, non pour lui-même, mais pour son image peinte, le saisit. Elle était déjà changée, et elle s’altérerait encore. L’or se ternirait… Les rouges et blanches roses de son teint se flétriraient. Pour chaque péché qu’il commettrait, une tache s’ajouterait aux autres taches, recouvrant peu à peu sa beauté… Mais il ne pécherait pas !…

Le portrait, changé ou non, lui serait le visible emblème de sa conscience. Il résisterait aux tentations. Il ne verrait jamais plus lord Henry, il n’écouterait plus, de toute façon, les subtiles théories empoisonnées qui avaient, pour la première fois, dans le jardin de Basil, insufflé en lui la passion d’impossibles choses.

Il retournerait à Sibyl Vane, lui présenterait ses repentirs, l’épouserait, essaierait de l’aimer encore. Oui, c’était son devoir. Elle avait souffert plus que lui. Pauvre enfant ! Il avait été égoïste et cruel envers elle. Elle reprendrait sur lui la fascination de jadis ; ils seraient heureux ensemble. La vie, à côté d’elle, serait belle et pure.