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pondit le peintre en rejetant la tête de cette singulière façon qui faisait se moquer de lui ses amis d’Oxford. Non, je n’enverrai ceci nulle part.

Lord Henry leva les yeux, le regardant avec étonnement à travers les minces spirales de fumée bleue qui s’entrelaçaient fantaisistement au bout de sa cigarette opiacée.

— Vous n’enverrez cela nulle part ? Et pourquoi mon cher ami ? Quelle raison donnez-vous ? Quels singuliers bonshommes vous êtes, vous autres peintres ? Vous remuez le monde pour acquérir de la réputation ; aussitôt que vous l’avez, vous semblez vouloir vous en débarrasser. C’est ridicule de votre part, car s’il n’y a qu’une chose au monde pire que la renommée, c’est de n’en pas avoir. Un portrait comme celui-ci vous mettrait au-dessus de tous les jeunes gens de l’Angleterre, et rendrait les vieux jaloux, si les vieux pouvaient encore ressentir quelque émotion.

— Je sais que vous rirez de moi, répliqua-t-il, mais je ne puis réellement l’exposer. J’ai mis trop de moi-même là-dedans.

Lord Henry s’étendit sur le divan en riant…

— Je savais que vous ririez, mais c’est tout à fait la même chose.

— Trop de vous-même !… Sur ma parole, Basil, je ne vous savais pas si vain ; je ne vois vraiment pas de ressemblance entre vous, avec votre rude et forte figure, votre chevelure noire comme du charbon et ce jeune Adonis qui a l’air fait d’ivoire et de feuilles de roses. Car, mon cher, c’est Narcisse lui-même, tandis que vous !… Il est évident que votre face respire l’intelligence et le reste… Mais la beauté, la réelle beauté finit où commence l’expression intellectuelle. L’intel-