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DE DORIAN GRAY

égoïsme, leur prêter des larmes de tristesse qui ne sont pas leurs, elle est digne de toute votre admiration, digne de l’adoration du monde. Ce mariage est normal ; je ne le pensai pas d’abord, mais maintenant je l’admets. Les dieux ont fait Sibyl Vane pour vous ; sans elle vous auriez été incomplet.

— Merci, Basil, répondit Dorian Gray en lui pressant la main. Je savais que vous me comprendriez. Harry est tellement cynique qu’il me terrifie parfois… Ah ! voici l’orchestre ; il est épouvantable, mais ça ne dure que cinq minutes. Alors le rideau se lèvera et vous verrez la jeune fille à laquelle je vais donner ma vie, à laquelle j’ai donné tout ce qu’il y a de bon en moi…

Un quart d’heure après, parmi une tempête extraordinaire d’applaudissements, Sibyl Vane s’avança sur la scène… Certes, elle était adorable à voir, une des plus adorables créatures même, pensait lord Henry, qu’il eut jamais vues. Il y avait quelque chose d’animal dans sa grâce farouche et ses yeux frémissants. Un sourire abattu, comme l’ombre d’une rose dans un miroir d’argent, vint à ses lèvres en regardant la foule enthousiaste emplissant le théâtre. Elle recula de quelques pas, et ses lèvres semblèrent trembler.

Basil Hallward se dressa et commença à l’applaudir. Sans mouvement, comme dans un rêve, Dorian Gray la regardait ; Lord Henry la lorgnant à l’aide de sa jumelle murmurait : « Charmante ! Charmante ! »

La scène représentait la salle du palais de Capulet, et Roméo, dans ses habits de pèlerin, entrait avec Mercutio et ses autres amis. L’orchestre attaqua quelques mesures de musique, et la danse commença…

Au milieu de la foule des figurants gauches aux costumes râpés, Sibyl Vane se mouvait comme un être