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DE DORIAN GRAY

ranger sous le drapeau de son temps. Je considère que le fait par un homme cultivé, de se ranger sous le drapeau de son temps, est une action de la plus scandaleuse immoralité.

— Mais, parfois, Harry, on paie très cher le fait de vivre uniquement pour soi, fit remarquer le peintre.

— Bah ! Nous sommes imposés pour tout, aujourd’hui… Je m’imagine que le côté vraiment tragique de la vie des pauvres est qu’ils ne peuvent offrir autre chose que le renoncement d’eux-mêmes… Les beaux péchés, comme toutes les choses belles, sont le privilège des riches.

— On paie souvent d’autre manière qu’en argent…

— De quelle autre manière, Basil ?

— Mais en remords, je crois, en souffrances, en… ayant la conscience de sa propre infamie…

Lord Henry leva ses épaules…

— Mon cher ami, l’art du moyen âge est charmant, mais les médiévales émotions sont périmées… Elles peuvent servir à la fiction, j’en conviens… Les seules choses dont peut user la fiction sont, en fait, les choses qui ne peuvent plus nous servir… Croyez-moi, un homme civilisé ne regrette jamais un plaisir, et jamais une brute ne saura ce que peut être un plaisir.

— Je sais ce que c’est que le plaisir ! cria Dorian Gray. C’est d’adorer quelqu’un.

— Cela vaut certainement mieux que d’être adoré, répondit-il, jouant avec les fruits. Être adoré est un ennui. Les femmes nous traitent exactement comme l’Humanité traite ses dieux. Elles nous adorent, mais sont toujours à nous demander quelque chose.

— Je répondrai que, quoi que ce soit qu’elles nous demandent, elles nous l’ont d’abord donné, murmura