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LE PORTRAIT

appris. Je deviens différent de ce que vous m’avez connu. Je suis transformé, et le simple attouchement des mains de Sibyl Vane me fait vous oublier, vous et toutes vos fausses, fascinantes, empoisonnées et cependant délicieuses théories.

— Et quelles sont-elles ? demanda lord Henry en se servant de la salade.

— Eh ! vos théories sur la vie, vos théories sur l’amour, celles sur le plaisir. Toutes vos théories, en un mot, Harry…

— Le plaisir est la seule chose digne d’avoir une théorie, répondit-il de sa lente voix mélodieuse. Je crois que je ne puis la revendiquer comme mienne. Elle appartient à la Nature, et non pas à moi. Le plaisir est le caractère distinctif de la Nature, son signe d’approbation… Quand nous sommes heureux, nous sommes toujours bons, mais quand nous sommes bons, nous ne sommes pas toujours heureux.

— Ah ! qu’entendez-vous par être bon, s’écria Basil Hallward.

— Oui, reprit Dorian, s’appuyant au dossier de sa chaise, et regardant lord Henry par dessus l’énorme gerbe d’iris aux pétales pourprés qui reposait au milieu de la table, qu’entendez-vous par être bon, Harry ?

— Être bon, c’est être en harmonie avec soi-même, répliqua-t-il en caressant de ses fins doigts pâles la tige frêle de son verre, comme être mauvais c’est être en harmonie avec les autres. Sa propre vie, voilà la seule chose importante. Pour les vies de nos semblables, si on désire être un faquin ou un puritain, on peut étendre ses vues morales sur elles, mais elles ne nous concernent pas. En vérité, l’Individualisme est réellement le plus haut but. La moralité moderne consiste à se