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lesquels mon imagination pût chevauchera son aise. Pour moi, les jardins d’Armide ouvraient toutes grandes leurs portes dorées. Que cela ne vous étonne pas ! La réalité m’oppressait. J’étais pauvre, je vous l’ai dit, et sans avenir assuré. Et il me semblait que je soutirais plus que mes sœurs et mes frères.

Je crois que mes lectures n’eussent pas été très dangereuses si j’étais devenue institutrice d’école publique, carrière à laquelle j’avais été destinée. Le devoir à remplir m’aurait aussi montré le chemin que suivent plusieurs de mes semblables. Mais, je ne fus nommée nulle part. Une place était-elle vacante ? J’envoyais aussitôt mon diplôme, mes certificats et ma photographie : le jour de l’examen, je paraissais devant mes juges. Je n’avais que du guignon. On eût dit que mon joli visage, ma chevelure bouclée et le désir que j’avais d’être naturellement élégante, malgré mes modestes habits, me faisaient des ennemis de tous les Catons des autorités scolaires.

À la fin, voyant mon insuccès et ne voulant pas rester plus longtemps à la charge de mes parents, je résolus de passer à l’étranger. Une noble famille de la Livonie cherchait une institutrice allemande. Je m’annonçai, avec les pièces de rigueur, et je fus agréée. J’entrais dans un autre monde, de dimensions plus grandes encore que celles que mon imagination avait rêvées. Le luxe, qui subitement enveloppa la simple fille du pasteur, me troubla la vue et les sens. C’est ce luxe qui a précipité ma perte. Dans cette maison, qui était devenue ma demeure, on se conformait, du premier au dernier, à cette seule règle de conduite : vivre et laisser vivre. On m’y gâtait aussi. J’étais traitée comme un mem-