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la patricienne

poésie toute puissante ; tout son être en tressaillit. C’étaient des sensations nouvelles dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. La fin du poème se déroula sous ses yeux comme un événement possible, qui lui arriverait peut-être un jour. À cette dernière pensée, un frisson la secoua violemment. Non, jamais elle n’aimerait Jean ! Jamais elle ne serait à lui ! Et, pour montrer que c’était bien sa résolution irrévocable, elle relégua ces livres dangereux dans un coin de sa chambre de jeune fille et s’occupa de nouveau des travaux du ménage, comme si, dans la villa, on eût eu besoin de son aide. Elle se surveilla aussi plus sévèrement ; son visage n’exprima plus que l’indifférence. En face du docteur, elle prit une contenance très réservée, un air froid et, à toute occasion, elle ne manqua pas de lui faire sentir le peu d’intérêt qu’elle croyait lui porter dans son cœur.

Mais l’hiver ne dure pas toujours. Le soleil du printemps fond la neige des hautes montagnes et sème dans les prés ses fleurettes blanches, jaunes, rouges ou bleues. Dougaldine avait bu le nectar divin ; ses lèvres en étaient altérées : elle y retourna, reprit ses livres… et ne songea plus à elle-même.

Le docteur, auquel rien n’échappait, avait éprouvé tout à coup une joie profonde que les caprices de la fière patricienne avaient à peine troublée. Certains jours, il la voyait s’absorber complètement dans la lecture des ouvrages qu’il lui avait indiqués et il lui semblait alors qu’elle perdait de sa fierté et s’abandonnait à celui qui l’aimait. Les plus grands génies de la littérature allemande parlaient en sa faveur, cela était évident. Cette jeune fille, dont il admirait