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CHAPITRE XXII.

cousse. Nous tînmes bon le plus possible ; mais par malheur elle se rompit entre Taugwalder et lord Francis Douglas, au milieu de la distance qui les séparait. Pendant quelques secondes nous pûmes voir nos infortunés compagnons glisser sur le dos avec une vitesse vertigineuse, les mains étendues pour tâcher de sauver leur vie en se cramponnant à quelque saillie du rocher. Ils disparurent un à un à nos yeux sans avoir reçu la moindre blessure et roulèrent d’abîme en abîme jusque sur le glacier du Cervin, à 1200 mètres au-dessous de nous. Du moment où la corde s’était brisée, nous ne pouvions plus les secourir.
La corde rompue le jour de l’accident.

Ainsi périrent nos malheureux compagnons ! Nous restâmes immobiles pendant plus d’une demi-heure, osant à peine respirer. Paralysés par la terreur, les deux guides pleuraient comme des enfants et tremblaient tellement que nous étions menacés à tout instant de partager le sort de nos amis.

Le vieux Pierre ne cessait de s’écrier : « Chamonix ! Oh ! que va dire Chamonix ! » ce qui signifiait dans sa pensée : Comment croire que Croz eût jamais pu tomber ? Le jeune homme ne faisait que sangloter et répéter en poussant des cris aigus : « Nous sommes perdus ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! »

Attaché entre eux deux à la corde, je ne pouvais faire un seul mouvement tant qu’ils ne changeraient pas de position. Je priai donc le jeune Pierre de descendre ; il n’osait pas. Impossible pour moi et pour son père d’avancer avant qu’il s’y fût décidé. Le vieux Pierre, comprenant le danger, se mit aussi à crier : « Nous sommes perdus ! perdus ! » La terreur du vieux père était bien naturelle ; il tremblait pour son fils ; celle du jeune homme était de la lâcheté, car il ne pensait qu’à lui. Le vieillard finit par se remettre et s’approcha d’un rocher auquel