Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/93

Cette page n’a pas encore été corrigée

Tout mon cœur tressaillit involontairement, et je regardai Sauvageol. « Voilà le bétail de Grangelourde, me dit-il; dans dix minutes, nous serons à la Mare-aux-Chardonnerets. Hardi, Julien, nous arrivons! » J'aperçus, en effet, à deux portées de fusil, sur un mamelon gazonné, un long troupeau de moutons gardé par plusieurs chiens-loups et un grand pâtre déguenillé. Je sentis se dilater ma poitrine. «  Tu es donc bien familier avec ce pays, toi? dis-je à Sau- vageol. Pardi! j'y suis venu plus de vingt fois avec des camarades. Comment d'Octon, vous veniez engluer à l'Escandorgue ? La Mare-aux-Chardonneretsest connue dix lieues à la ronde. Tu verras, nous allons remplir la cage, j'en suis sûr. Oh Méüi- quette sera contente Méniquette Qui est-ce, Méniquette ? Méniquette Ortios, ma cousine, tu sais bien?. Cette fille que mon oncle le curé a placée chez les dames Fangeaud, à la Grand'Rue,pour apprendre la couture? Celle-là même. Méniquette adore les oiseaux; elle avait à Octon des chardonnerets, des pinsons mais ton oncle, qui l'a élevée à la cure et la regarde comme son enfant, n'a pas voulu lui laisser emporter sa cage à Lodève, prétextant qu'elle la dis- trairait de la couture. Ma cousine s'ennuie maintenant, loin de ses pauvres petites bêtes, et je lui ai promis de venir lui en attraper d'autres ici. Tiens, voici Grangelourde! » Je vis devant moi une grande maison carrée, massive, noi- râtre. Le cadran solaire, blanchi à la chaux depuis peu, faisait tache sur la façade de la ferme, d'un brun uniforme et doux à l'œil. L'aiguille marquait onze heures. Nous tournâmes à gauche, et, après trois cents pas environ, nous nous arrêtâmes nous étions aux bords de la Mare-aux-Chardonnerets. Le vaste plateau de l'Escandorguerenferme dans ses couches géologiques, entre ses larges bancs de sable et de gravier, de nombreuses masses de basalte. Ces blocs, partis des entrailles de la montagne, viennent s'épanouirà sa surface, affectant mille formes capricieuses et bizarres. On les voit tantôt monter droit vers, le ciel en se dentelant comme des flèches gothiques, tantôt se dresser lourdement comme des pyramides d'Egypte. Le plus souvent, ils s'aplatissent au niveau du sol, s'évident en enton- noir vers le milieu, et forment de vastes conques, ovales ou rondes, où s'amassent les eaux de pluie. C'est dans le voisinage de ces bassins plus ou moins profonds que sont bâties les rares fermes de l'Escandorgue. La lande étant d'une aridité africaine, les paysans se sont groupés autour